Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 25 juillet 2022

Mon amant de Saint-Jean | Chapitre II - Épisode 20 : Secrets de famille


Résumé
Septembre 1937
À seize ans, Claude, le narrateur, est accueilli à Montpellier chez son grand-oncle Octave Rochs. À Saint-Jean, son village aveyronnais, l'attend Jean Goupil, dévasté par son départ. L'espace d'un été, les deux amis d'enfance ont vu leurs sentiments évoluer vers ce qui est, en cette France profonde d'avant-guerre, considéré comme abominable. Dans la grande ville de l'Hérault, Claude fréquente deux garçons plus âgés, Marcel, étudiant en pharmacie, et son amant, André, artiste peintre. Il découvre un milieu clandestin où chacun s'efforce de vivre ses amours en usant de mille précautions. Pour Claude, le but à atteindre, dans un premier temps, est l'obtention du baccalauréat. Dans quelques jours, il va entrer au Lycée Clemenceau où se forment les futures élites de la région.
   

O Magali, ma tant amado,
Mete la tèsto au fenestroun !
Escouto un pau aquesto aubado
De tambourin e de vióuloun.
Es plen d'estello aperamount ! L'auro es toumbado ;
Mai lis estello paliran,
Quand te veiran ! (1)

C’est la chanson que me chantait ma mère, penchée le soir sur mon petit lit et chaque fois que j’avais un gros chagrin. J’ignorais alors que Magali était le prénom de cette cousine qui allait devenir ma meilleure amie, dont j’appris, bien des années après, qu’elle éprouvait pour moi des sentiments bien différents. Elle s'était résignée, affectant une attitude de tendre complicité à laquelle elle ne faillit jamais. Il m’avait suffi d’observer son comportement avec Marcel pour me convaincre que je pouvais lui confier mes tourments et tout lui dire de ce qui m’unissait au garçon qui se languissait au village. Nous avions pris l’habitude de converser longuement dans ma chambre après le souper, chuchotant pour ne pas éveiller l’attention, car nous étions censés nous coucher de bonne heure pour vaquer, frais et dispos, à nos occupations diurnes. En quelques nuits, Magali, que j’appelais tendrement « ma pipelette », tant elle se révélait loquace, m’en apprit de belles ! C’est par sa voix que je sus ce qu’il était advenu de Joseph, mon grand-père maternel, que je n’avais rencontré que rarement et qui avait totalement disparu de mon horizon quand je n’avais que six ans :  il avait subi l’emprise d’une passion adultérine pour une Parisienne en vacances à Montpellier et, n’y tenant plus, avait rejoint là-haut la jeune femme, abandonnant une existence confortable pour des lendemains de hasard. Cet homme, brillant au demeurant, avait sans plus d’explications « laissé en plan », selon ma cousine, son frère Octave avec lequel il gérait les domaines viticoles transmis de longue date dans cette branche de la famille. Marie, ma grand-mère, s’était retirée dans une maison de Saint-Drézéry où elle vivait désormais en recluse, entretenant toutefois une correspondance avec ma mère. Elle n’oubliait jamais de glisser un billet de cinquante francs dans la lettre qu’elle nous envoyait pour Noël. Quant à l’époux volage, il ne réapparut dans nos vies qu’après les années de plomb. Fut également évoqué, au cours de nos discussions nocturne, le secret de Polichinelle qu’étaient les mœurs dissolues de mon oncle Louis, ce prétendu demeuré, ce communiste inverti dont le nom n’était jamais prononcé dans la maison de Montpellier. Je compris pourquoi mon grand-oncle faisait preuve d’une telle générosité à mon égard : il voulait me prévenir du mal, me préserver des tentations, sauver l’honneur des Rochs, moi qui étais le fruit d’un mariage qu’il avait désapprouvé dix-sept ans auparavant, quand sa nièce avait donné son cœur à un vulgaire ouvrier agricole. Ayant eu à déplorer son départ pour Saint-Jean, qu’il qualifiait avec quelque mépris de « trou perdu », il avait gardé malgré tout pour sa nièce une affection mêlée de compassion qui nous avait valu sa mansuétude. J’étais l’heureux bénéficiaire de ses prodigalités et m’étais résolu à lui prouver ma gratitude en me hissant au niveau d’études qu’il attendait de moi, le plus haut. La relation de connivence que j’avais nouée avec ma cousine était de nature à éviter un drame s’il avait appris que j’avais en commun avec le neveu qu’il avait répudié le plus infâme des vices aux yeux des braves gens. Je n’osais imaginer sa réaction s’il avait su pour Marcel, le fils de son meilleur ami !
 
(1)  Ô Magali, ma tant aimée
Mets la tête à la fenêtre !
Écoute un peu cette aubade
De tambourin et de violon.
C’est plein d’étoiles, là-haut !
Le vent est tombé
Mais les étoiles pâliront
Quand elles te verront !

C’est le poète provençal Frédéric Mistral qui a écrit ce texte sur une très ancienne musique populaire. Frédéric Mistral (1830 – 1914) a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1904 pour son œuvre "Mireio" comprenant la chanson "O Magali" à la fin du Chant Troisième.
Les langues régionales faisaient encore florès à cette époque. Si ces paroles sont écrites en authentique provençal, les idiomes se mêlaient allègrement en pays "frontaliers" : l'occitan venait souvent s'y marier aux patois locaux.
 

(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022

Vincent et Mireille (Victor Leydet)


14 commentaires:

uvdp a dit…

Ah non ! Traduire fenestroun par fenêtre c'est non seulement faire une faute de traduction mais cela détruit toute poésie . Vous le savez bien Silvano c'est hélas la traduction habituelle ... à la place d'une petite fenêtre , voire d'un guichet .
Etant en colère vous n'aurez pas la musique mais un fenestroun
La terminaison "oun" précise le sens : quelque chose de plus petit , de gentil , d'aimable ...
Gounod a repris ce chant dans son opéra Mireille .
Victor Leydet est un peintre de la "Nouvelle Ecole d'Avignon" ( fin XIX - début XX )
Merci Silvanoun pour ce blog .

Silvano a dit…

uvdp : comme vous le dites, c'est, hélas, la traduction usuelle. Pour Gounod, ce n'est pas une omission ; la note de bas de page était déjà bien longue.

Alex Cendre a dit…

Ah, ces pinailleurs : la traduction est de Frédéric Mistral lui-même.

Alex Cendre a dit…

J'ajoute positivement que votre roman en feuilleton me passionne. De plus, je suis Occitan et l'épisode du jour me touche beaucoup. Merci mille fois.

Silvano a dit…

Merci uvdp et Alex. Nous ne pouvons réprimander M. Mistral, qui aurait pu traduire par "fenestron".

Anonyme a dit…


Bien sûr, tous ces pinaillages doivent bigrement agacer les "Gens du Nord" !

Mais "uvdp" a raison ! La terminaison "oun" est un diminutif qui souligne l'humilité, la modestie de cette fenêtre, sa joliesse. Il y a dans le choix de ce mot comme de la tendresse, celle qui transparaît dans le mot "pitchoun", terme que l'on connaît même au nord de Montélimar !

Et on ne peut pas reprocher à Sivano une traduction que Mistral, lui-même, fit de son texte !.

Renato

Silvano a dit…

Renato : Alex Cendre (joli pseudo) n'est pas "du nord", nous précise-t-il. Mais cessons de sodomiser les mouches et passons à autre chose. Sinon, mes amitiés à Albin. :)

uvdp a dit…

Merci Renato , vous avez trouvé les bons mots .
Silvano : je peux continuer de pinailler SVP ?

Silvano a dit…

uvdp : vous pouvez. Vous avez même le droit de suivre l'histoire.
;)

uvdp a dit…

Silvanoun bien sur que je suis l'histoire , je croise les doigts pour que cela ne finisse pas comme dans Mireille .
Je profite de votre aimable autorisation pour continuer à pinailler Mistral ( n'ayant rien trouvé dans votre texte ) . Pauvre Mistral , personne pour le défendre ? . Je trouve "violon" bien peu provençal pour une aubade ; habituellement on parle de fifre ( ou galoubet ) et tambourin .
Signé : votre pinailleur attitré .

Anonyme a dit…

Petit anachronisme:
le Lycée Clemenceau était un lycée de jeunes filles, il a du devenir mixte dans les années 70, post mai 68.

Silvano a dit…

Anonyme : exact. Le lycée de garçons, sans autre dénomination à l'époque, n'est devenu "Joffre" qu'après la guerre. Je le note cependant, pour corriger dans la prochaine version.

Antoine D. a dit…

De retour d'un séjour en terres cévenoles, où la civilisation numérique n'a pas encore tout envahi (pas de connexion, chic !), séance de rattrapage des trois épisodes que j'avais manqués. Celui-ci n'est pas mon préféré, mais les deux précédents m'ont impressionné. Votre constance vous honore.

Pivoine a dit…

Si si, les gens du nord peuvent s'intéresser à la langue occitane, je confirme. J'ai suivi vos échanges avec beaucoup d'intérêt. Chez certains écrivains que j'ai lus, la langue provençale intervient souvent. "Fenestron..." ou
"Qu'est-ce qu'elle a, à pointéger comme ça? "
Je dois avoir un Assimil de la langue occitane.