Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 22 mai 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 74 : "Ce n'est que le début."


     Je donnais tout à Émile. Sauf mes lèvres : un serment est un serment. Il essaya maintes fois de m’embrasser, y compris par surprise. Je le repoussais alors d’une tendre fermeté. Une fois rhabillé, il se recroquevillait dans l’encoignure de la fenêtre et se renfrognait. Il boudait, et je trouvais cela charmant. Il m’aimait. En mai, au creux du nid d’amour des Nathanaël, nous fîmes plus d’une fois ce qui nous plaisait tant. Quand Marcel m’en donnait la clé, il disait « Jouissez, mes petits, jouissez, mais discrètement : le parquet craque, le lit grince, les voisins ont l’ouïe fine. Malgré les sourires de convenance, je n’ai pas confiance. La délation est tristement dans les mœurs de nos concitoyens. Un faux pas, et voilà mon paternel prévenu. »
Alors, nous faisions l’amour précautionneusement, étouffant les ultimes râles d’une main plaquée sur la bouche, que nous gardions ainsi un moment, tant le fou-rire, inévitablement, nous gagnait.
    Le dernier samedi de ce même mois, de mai, j’allai écouter Pierre Bloch qui jouait au Conservatoire. La solennité de ce que l’on appelait pompeusement « auditorium » m’impressionna. Dans le même temps, on allait remettre les prix qui sanctionnaient une année d’étude. Les parents de Pierre étaient là, que je saluai rapidement. Je ne connaissais pas son père, un homme de grande taille, d’aspect bienveillant. Il y avait de la douceur dans son regard, et un voile de mélancolie qui me le rendit immédiatement aimable. Mis à part les jeux d’orgue que j’allais entendre quelquefois avec Émile, c’était mon premier concert. La classe de violon était très fréquentée, ce qui me valut d’entendre de nombreux jeunes musiciens, dont une jolie fille très adroite, coiffée à la Danièle Darrieux, qui joua, je crois, une partita de Bach. J’étais à mon aise, maintenant, avec ce compositeur que mon amoureux montpelliérain m’avait fait découvrir. Bloch se produisit en dernier lieu. C’était le meilleur, que justifiait sa place dans le programme. D’un air grave, il vint se placer à l’avant-scène. Je vis ses mains trembler avant de se saisir de l’instrument. Je sus, à cet instant, ce que voulait dire le mot « trac ». Je lui envoyai mes pensées les plus encourageantes. Je crois que j’étais plus ému que lui. Je retins mon souffle jusqu’aux premières notes. Celles qui suivirent m’indiquèrent qu’il avait vaincu toutes ses craintes. Il s’était presque instantanément affirmé, oubliant le monde extérieur, pénétrait au cœur de la musique. Il y a peu de temps, du tréfonds de ma mémoire, est remontée la pièce qu’il joua ce jour-là. J’en avais retenu le thème principal, une simple mélodie qui, par la suite, se fond dans un torrent en jaillissements d’écume, passage qu’il exécuta avec une étonnante virtuosité pour son jeune âge. Chez mon disquaire, auquel, sans craindre le ridicule, je fredonnai les quelques notes du début, j’en retrouvai l’origine, une œuvre de Pablo Sarasate intitulée Les Adieux, dont j’ai acquis l'enregistrement de Yehudi Menuhin.
Mon tourne-disque le joue pendant que j’écris ces lignes. Pierre Bloch m’apparaît, pâle, concentré, brillant, musique. Il obtint le premier prix, distançant ses camarades de plusieurs longueurs, excepté la jeune fille dont la coupe de cheveux était calquée sur celle de la grande vedette de cinéma en vogue à l’époque, qui obtint un deuxième prix. Je me souviens douloureusement que Pierre, dans les coulisses, encore ému et fier de la récompense obtenue, avait croisé un camarade auquel on avait attribué un deuxième accessit. Le garçon l’avait toisé, ivre de haine : « Bloch, en Allemagne, on ne t’aurait même pas laissé participer. Il vous faut tout, à vous autres ! » Mon ami m’avait confié ces propos, sans se départir de ce flegme qui le caractérisait, sans que la moindre larme perle au bord de ses yeux noirs. Comme j’en frissonnai de dégoût, il dit, prophétique : « Ce n’est rien, Claude, ce n’est que le début. Ils iront beaucoup plus loin. »
À suivre  ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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4 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci Silvano ce chapitre est magnifique, vous exprimez avec tellement de conviction l'emotion de Claude qui est penetre par cette musique que je suis frustre de ne pas etre present dans la salle Demian

Joachim a dit…

Tout à fait d'accord avec Demian : encore une très belle page, émouvante, qui nous met dans le contexte d'une époque troublée. Merci pour votre constance, car les commentaires se font moins nombreux, mais vous tenez le rythme.

uvdp a dit…

Les commentaires se font moins nombreux car chaque semaine il faudrait redire : chapitre magnifique, très belle page émouvante , merci de tenir le rythme ...

Jules D. a dit…

Je ne commente pas souvent, mais vous suis assidument chaque semaine avec le même plaisir. Bien à vous,
Jules