Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 22 août 2022

Mon amant de Saint-Jean | Chapitre II - Épisode 24 : La grande illusion

 

(...) son désarroi de ne pouvoir être ce qu’il était.
Résumé
Montpellier, octobre 1937
Pendant que Jules, son amoureux, se morfondait à Saint-Jean, leur village de l'Aveyron, Claude, le narrateur, est entré au lycée de garçons où il a cru déceler en Émile Boisselier, un camarade de classe, les mêmes inclinations que les siennes. Boisselier est également le nom de Désiré, peu avenant personnage, réputé adepte des théories de l'extrême droite, qui s'était présenté, peu avant, à la table d'un café où avaient pris place Claude et ses deux "protecteurs". Mais pour l'heure, la fin de cette première semaine de classe est consacrée aux divertissements, d'autant plus que le dimanche est celui du seizième anniversaire de Claude. 

    

   Après trois jours de terribles atermoiements où j’avais eu à endurer, dans ses regards embués, la tristesse d’Émile - et la mienne de ne pouvoir, ou de ne vouloir tout à fait, assumer l’attirance qu’il exerçait sur moi -, vint le samedi. Nous avions hésité entre Pépé le moko et La grande illusion. C’est Marcel qui trancha, plaidant qu’il avait quelques raisons de voir un film qui avait été tourné dans cette région d’Alsace où il avait séjourné autrefois avec les Éclaireurs. Et puis, dit-il pour achever de nous convaincre, Renoir était le cinéaste le mieux accordé à nos convictions, tandis que l’autre film se déroulait dans une France coloniale qu’il condamnait. Le film était projeté finalement à l’Odéon. Pendant le passionnant documentaire de première partie sur l’épuration des eaux d’égout, Marcel attira mon attention sur le promenoir où tournait le manège des hommes entre eux. Je lui dis que je trouvais cela sordide. « Les coups, ici, sont parfois de foudre. » répliqua son alter ego. Je me souvins qu’ils m’avaient conté leur rencontre décisive en ce lieu et m’enfonçai, contrit, dans mon fauteuil. Pendant le film, Fabre me poussa du coude pour me chuchoter qu’il connaissait bien le château-forteresse du Haut Koenigsbourg où sont reclus les prisonniers de guerre français. Nous sortîmes du cinéma dans un très vif état d’exaltation. Sur le chemin du Faubourg où l’on me raccompagnait, nous nous remémorions ce spectacle empreint d’humanisme, pacifiste. Je vantai le jeu des acteurs, dont celui de Gabin, qui incarnait Maréchal, l’aviateur prolétaire, avec cette gouaille qui en avait fait la vedette masculine préférée de tous les gagne-petit qui se reconnaissaient en lui. La figure d’ordinaire joviale de Marcel s’assombrit quand il évoqua ce « petit frère » qu’il avait rencontré lors de son séjour alsacien. Ils avaient correspondu ensuite régulièrement, jusqu’au dernier courrier expédié par lui et resté sans réponse. Il fit état de la dernière lettre du jeune Roland Sieffert qui exprimait son désarroi de ne pouvoir être ce qu’il était : « Tu te rends compte ? Alors que nous sommes censés reconnaître cette chose chez autrui, je n’avais rien décelé. » Je m’inquiétai de savoir si, chez moi, ça se voyait, s’il me « reconnaissait ». Ce à quoi il répondit que ses instruments de mesure étaient faussés par la présentation qui lui avait été faite par Etienne Jacob avant mon arrivée en ville. Mais il affirma très sérieusement que j’avais des côtés « chochotte » qui ne pouvaient échapper à la sagacité des initiés. J’en fus vexé, ce qui déclencha un éclat de rire simultané de mes deux compères. « Petit Claude, tu n’es pas seulement gracieux, tu es le contraire d’un rustre, mais ton accent te protège de toute suspicion ! ». Arrivé à ce qui était désormais ma maison, je tombai sur Magali : « La grande illusion, quelle chance ! Je voulais aller le voir avec une amie qui m’a dit que ce n’était pas un film pour les femmes. C'est complètement idiot. Nous sommes allées au Régent voir Mayerling avec Danièle Darrieux, un mélo prétendument historique ; quelle barbe ! Heureusement qu’il y avait Charles Boyer ; à fondre ! On célèbre tes seize ans, demain, gentil cousin. Sais-tu que tu as le droit de dormir jusqu’à point d’heure, si tu veux ? Je te réveillerai en temps utile pour nous rendre en voiture à la guinguette. Marcel Fabre n’est pas invité, que je sache. » Je relevai l’ironie malicieuse de la dernière phrase. « Oh, tu sais, je le vois tous les jours. Je n’en suis pas plus contrarié que toi. » répliquai-je, mordant à mon tour. Nous nous quittâmes très en joie et mon sommeil fut peuplé de rêves où des militaires allemands et français s’embrassaient passionnément.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022





Illustrations :
1/ Photo d'Herbert List 
2/ Via le site Où sortir en Alsace
3/ Pierre Fresnay et Erich Von Stroheim (image extraite du film)
Les extérieurs de La grande illusion ont été tournés à la caserne de Colmar, à Neuf-Brisach/Volgelsheim, sur les hauteurs de Fréland, et bien-sûr au château du Haut-Koenigsbourg.

BONUS
(Pour comprendre l'importance de ce film dans cette histoire, on pourra se donner la peine de chercher et de lire les épisodes 1 à 4 de ce chapitre 2.)

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