Je pense « ce garçon est venu se faire aimer de moi ».
Éloigner de moi ce
calice pour mon salut serait de l’homme raisonnable que je m’emploie à
devenir.
Non, j’attends la dernière
signature, qu’il s’approche de la sainte table ; je prends ce faux-air
détaché, ridicule, dont j’use quand une panique intérieure s’empare de moi,
quand je sens mon cœur au bord de la convulsion, quand je tombe amoureux, –
"tombe", oui, c’est le mot ! - comme ça, d’un coup ; pourquoi ?
Je prends un disque sur
la pile et lui jette un regard oblique : « ? ».
- Non, merci, je
voulais juste vous dire que c’est la première fois que je vais au concert, et
ça m’a vachement plu.
- Vraiment ? (Mais
quel est ce son qui semble venir des tréfonds, inaudible, presque ?)
- Bon, à part le
morceau avant les rappels. Là, j’y suis pas entré, j’avoue.
- Moi non plus, m’assassine-je.
Il se tait, me troue du
regard comme s’il voulait me mettre à jour instantanément, découvrir dans
l’instant ce qui se cache derrière l’artiste en frac qui a joué ces trucs qui
lui ont « vachement plu », ce Paul Soubeyrand, dont le patronyme semble
avoir été créé pour figurer sur les affiches d’un blanc écru, toujours les
mêmes quel que soit le soliste, qu’on placarde au fronton des salles de
concerts.
- On prend un
verre ? Vous voulez bien, dites ?
Et mon programme
alors ? Et le velouté des jeunes fesses que l’on frôle au son d’un vrai
disque noir, du Schubert – Fischer Dieskau après le disco - aux premières
heures du jour, après trop de gin-fizz sirotés au comptoir où se pressent les
gitons peu enclins à regagner leur banlieue-dortoir, qu’un homme encore jeune
« qui a la classe » mènera à un appartement « c’est hyper-grand
chez toi ! » qui sera leur pour quelques heures, jamais plus, sauf à
tomber sur la merveille des merveilles qui, de plus, aura déjà ouvert un livre
dans sa jeune vie ?
Mais bon sang, quel
sort m’a-t-il jeté pour que je bredouille « Attendez-moi, non, non,
suivez-moi, ils vont fermer ; venez, oui, le temps de me changer, oui, d'accord,
allons prendre un verre, euh… »
- Edgard, chuinte-t-il,
penchant la tête, gracieux tout-à-coup, comme enivré de prononcer son propre
prénom.
Et moi, con :
- Edgard, oui, comme
Poe
Et, pas drôle :
- Comme Edgard… Quinet !
Flop.
On n’emmène pas un
Edgard dans un boui-boui, pas dans un bar à pédés : on respecte un Edgard,
on ne le met pas en concurrence avec une faune d’éphèbes rivalisant de
minauderies pour aguicher un trentenaire pas encore désabusé, moi.
Le bar d’un palace,
voilà l’écrin rêvé pour un Edgard, mon stupide grand amour d’il y a trente
minutes à peine ou déjà ! C’est inexplicable, cet embrasement, grotesque pour qui voudrait
me juger avec malveillance ; je m’en fous et refuse de me contrôler.
Le bar du George V, s’il
n’y a jamais mis les pieds, ne semble guère l’impressionner, où il commande
sans ciller un Celebrity, marque de whisky rarissime qu’on ne peut trouver que
dans ce type d’endroit.
Devant mon air
circonspect il suggère :
- Essayez, Maître,
c’est divin !
Il y a dans ce
« Maître », dans ce « divin », une ironie salubre, la
révélation d’un don de l’observation, de l’écoute, peu communs : en
quelques minutes, le garçon a enregistré les tics et le toc de mon public
envisonné.
J’obtempère et
acquiesce au « divin » : le précieux liquide, de grand-âge, se
révèle liquoreux, que l’on boit à petites gorgées, sans glace, après avoir
porté un toast « à la musique » sans entrechoquer nos verres (il a décrété,
arrêtant mon geste « non, vulgaire ! », c’est bien).
(À suivre, probablement)
© Silvano Mangana - Gay Cultes 2015
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