J’essaie de lutter contre cette aversion que j’éprouve pour la laideur, réelle ou présumée. Je dois convenir que les garçons que je juge – de quel droit, me blâmé-je ? - physiquement disgracieux ont peu de chance de faire partie de mon cercle d’amis. Autour de moi, une petite armée d’anges radieux entretient, sans en avoir probablement conscience, la confusion de mes sentiments où s’affrontent désir et sympathie. Je suis amoureux de Frédéric, de Thierry, de Jean-Charles, de Bertrand, et, bien sûr, de ce Marco avec lequel je veux tisser des liens plus intimes qu’avec tout autre. Je ne me pardonne pas d’être à la merci des tentations de la chair, je hais cette sorte de priapisme de la pensée qui semble vouloir guider, impérieux, mes relations avec la faune lycéenne.
J’y pense quand je suis seul avec mes doutes, mais capitule dès le premier sourire qui vient à éclairer un visage un peu plus agréable à l’œil, que j’ai distingué au milieu de tous les autres, comme pris dans le faisceau de l’un de ces projecteurs de poursuite qui, dans leur halo, emprisonnent sur scène la silhouette des vedettes de music-hall.
J’ai changé. Ça ne fait aucun doute. C’est l’apprentissage de la vie qui l’a voulu ainsi, m’offrant le plus bel amour du monde et me retirant aussitôt ce cadeau, laissant en moi la trace des premières meurtrissures. Un cœur tout neuf est chose fragile que nul de devrait pouvoir briser.
Victor Panella, le premier, l’initiateur, celui que j’aurais voulu dire « le seul », chevauche désormais une moto rutilante de 125 centimètres-cube, une japonaise sur laquelle il embarque cet Algérien devenu l’ombre de son ombre, qui ne le quitte pas. Dans la région, où de nombreux pieds-noirs ont trouvé refuge après le douloureux rapatriement, les arabes, bien qu’appelés à la grande reconstruction de l’après-guerre, se heurtent à l’hostilité de la population. J’ai été choqué à maintes reprises des pincements de nez et des froncements de sourcils qui accueillent le travailleur immigré qui ose prendre place à bord des Rapides Côte d’Azur sur la ligne qui relie Cannes à Nice, celle que j’emprunte régulièrement pour me rendre au Conservatoire. « Bougnoule », « bicot », « melon », « raton » sont les termes les plus usités pour les désigner, de la bouche même de camarades qui se prétendent progressistes ou pratiquent la religion catholique, celle dont je me suis éloigné, considérant que les préceptes de charité chrétienne et d’amour du prochain sont – c’en est la preuve – bien peu mis en pratique par ses adeptes.
En écuyer dûment adoubé du fils Panella, l’Algérien de Victor échappe à la vindicte qui accable ses semblables. Hocine, l’homme venu de nulle part, a surgi un jour on ne sait comment dans une fête de quartier où mon ennemi le plus intime lui a spontanément exprimé sa sympathie. La soudaineté de cette alliance, dont je fus le témoin, ne manqua pas de m’intriguer ; qu’elle ait perduré au-delà d’une saison n’est pas pour dissiper ma perplexité.
« L’Algérien » – ici, surnoms et sobriquets s’engluent à vous à jamais – a réussi admirablement son intégration dans la jeunesse locale, grâce à Victor, certes, mais aussi parce qu’il a su en épouser les rites, les attitudes et le style vestimentaire, jusqu’à ces cheveux noirs, ondulés, qu’il porte longs à la manière de Julien Clerc, la nouvelle coqueluche d’une génération qui tient les anciennes idoles « yé yé » pour des symboles de ringardise, écoute les tubes anglo-saxons que ne diffusent jamais les radios périphériques, admire des artistes qui n’ont pas droit de cité dans le Palmarès des chansons, l’émission de Guy Lux qu’assène chaque samedi à un public lobotomisé la télévision d’état.
Le racisme que je crois enfoui en moi, que je tiens à distance du mieux possible, pourrait, tel un démon, remonter à la surface, si le petit pincement d’alerte à la jalousie, ce vil sentiment dont je me méfie comme de la peste ne venait me raisonner. Hocine, que je vois comme l’éminence grise nouvellement promue de Panella, a, de surcroît, une qualité inestimable à mes yeux : il est beau.
Et, je le pressens, dangereux.
(À suivre)Et, je le pressens, dangereux.
(c) Louis Arjaillès - Gay Cultes 2017
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Illustration : Mick Jagger par Andy Warhol
3 commentaires:
Trés beau portrait de Mick Jagger par Andy Warhol.
Alban
Merci Alban, j'avais omis la légende.
Vous faites mouche, Silvano, car c'est une période qui fascine beaucoup de gens de ma génération, qui auraient bien aimé la vivre.
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