Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 6 décembre 2021

"Mon amant de Saint-Jean" | Episode 5 : La peau de serpent

Résumé
1937 dans un village de l'Aveyron.
Deux adolescents, Jean Goupil et Claude Bertrand, le narrateur, se sont passionnément embrassés lors d'une randonnée des Éclaireurs de France. Un soir, attendant sur les hauteurs de Saint-Jean le retour du troupeau d'Auguste Delmas, Claude a surpris l'étreinte de deux beaux jeunes gens de Montpellier hébergés par un vieil excentrique, Monsieur Jacob. Une révélation : ainsi donc, Claude et Jeannot ne sont pas les seuls à vivre une passion définie comme "contre nature" ! 


Clément Chaumard, le fils de l’unique boulanger de Saint-Jean, était lui aussi, mais pour d’autres raisons, un damné : nul ne se serait risqué à se lier à lui, ni même à l’approcher. La nature l’avait pourvu d’une tare épouvantable, la « peau de serpent », une affection qui couvrait ses bras et ses jambes d’écailles blanchâtres. Des plaques rougeâtres s’étalaient, de plus, sur un visage poupin qui, n’était-ce le vice qui l’accablait, l’eût rendu avenant. La répulsion qu’il suscitait avait eu pour conséquence un esseulement de tous les instants, faisant de lui un prisonnier à l’air libre, un rebut de cette minuscule société. À l’école du village, il s’était de lui-même relégué au fond de la classe des grands où jamais, de mémoire d’écolier, on ne vit cancre plus discret. D’aucune manière il ne participait aux cours ; la tristesse qu’il portait tel un fardeau l’avait rendu taciturne, et peut-être mauvais. Clément Chaumard était sans doute le mal.
Quand le cinéma itinérant venait s’installer dans la salle des fêtes, Chaumard se mettait au fond, près du projecteur. Quand nous trépignions des facéties de Charlot ou de Laurel et Hardy, il demeurait insensible aux pitreries des vedettes de l’écran.
La cruauté des enfants est sans limites, qui donnait à voir, à l’issue de chaque séance, un spectacle supplémentaire quand l’un des spectateurs – de ce jeu stupide, Jules Verdeille, le bon chrétien, s’était fait une spécialité - désignait le fauteuil du phénomène : devant le siège, un tapis de squames jonchait le sol. Tous poussaient des grognements de dégoût, se bouchaient le nez, faisaient mine d’être pris de vomissements ; c’était à celui qui exprimerait le mieux son aversion.
Il n’était pas rare de le rencontrer, fuyant à vive allure une horde de minots armés de menue pierraille lancée à ses trousses. Un jour, excédé, il stoppa sa course, et, fiché sur ses jambes maigrelettes, les mains en tenailles sur les hanches, il s’adressa à la meute d’une voix forte et tremblante à la fois : « Vous verrez quand j’aurai un fusil ! »    
Et il repartit vers l’une de ces cachettes que nul, encore, n’avait pu découvrir.
Car souvent il disparaissait ; et l’on entendait Marie-Jeanne, sa mère, hurler son prénom, le cherchant en tous sens pour revenir exténuée de sa quête, accueillie par la grogne du boulanger : « Que tu es bête, femme, tu sais bien qu’il reviendra pour bouffer, ce petit merdeux ! »
Marie-Jeanne craignait que l’enfant qu’elle adulait ne disparaisse un jour pour de bon, lassé des humiliations qu’il avait à subir au quotidien, qu’il n’aille se perdre là-haut, dans la forêt, où, peut-être, les enfants qui croient que la vie ne les aime pas se sont rassemblés en tribu, décidés à se venger, bientôt, d’une espèce humaine sans humanité. 
Clément, toutefois, disposait d’un allié au village qui n’était autre que Jean Goupil, mon ami, mon frère. À l’opposé de ces calotins qui prônent l’amour du prochain, mais dont la bonté se limite aux simagrées de la messe dominicale, le garçon qui m’embrassait sur la bouche n’avait pas hésité, un jour d’effronterie, à s’approcher du banni et à lui serrer la main, au su et au vu de tous les élèves rassemblés dans la cour de récréation. Des murmures épouvantés avaient salué ce que certains virent comme une provocation. Il n’en était rien : la solitude de Chaumard, sa mélancolie permanente, avaient touché mon camarade qui ne savait, depuis longtemps déjà, comment offrir un peu de chaleur à ce garçon dévasté.
– Salut, Chaumard, ça boume ?
C’était tout. Mais le sourire et le ton employé eurent pour effet de faire naître un regard éperdu de gratitude envers celui qui offrait sa main et un peu de son cœur.
Le lendemain matin, cessant de raser les murs comme à l’accoutumée, je vis de loin Clément traverser fièrement la place, un paquet mal ficelé à la main, qu’il tendit à Jeannot avant de prendre la poudre d’escampette.
Comme je le rejoignais, je vis mon camarade exulter :
« Hé Bertrand, regarde : deux chaussons aux pommes ! »
Mon alter-ego frottait sa panse d’un geste circulaire en signe de contentement. Par un heureux hasard, c’était sa gourmandise préférée, de celles que l’on déguste un dimanche par mois, et encore...
Il m’en offrit un, que je mis quelque réticence à accepter ; car les préjugés sont tenaces : l’idée me vint que Chaumard avait forcément touché les chaussons, et que ce n’était guère ragoûtant.
Ma gourmandise prit heureusement le dessus et nous nous mîmes en devoir de déguster allègrement l’offrande de Clément.
– Il pense que nous sommes différents des autres, décréta Jeannot.
– Oui, il doit avoir deviné qu’on s’embrasse, rigolais-je. 

(À suivre)
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2021
Photo du film Les temps modernes, Charlie Chaplin 1936 

6 commentaires:

Eric D a dit…

Bel épisode sur la cruauté du monde des enfants et l'isolement des personnes différentes à un âge où l'appartenance à un groupe est si importante. Le geste de Jeannot est très touchant ainsi que le partage des friandises, il laisse augurer d'autres belles pages.

Ludovic a dit…

Très émouvant. Le harcèlement à l'école n'est pas une invention récente hélas.

uvdp a dit…

Pour ceux qui veulent visualiser les lieux : les cartes postales anciennes , par exemple : https://www.delcampe.net/fr/collections/cartes-postales/

Alex Cendre a dit…

Je n'ai pas de mots. Très beau texte, comme l'écrivent Eric et Ludovic.

Boutaca a dit…

Bonjour Silvano,

Je suis ton récit avec beaucoup d'émotion depuis le premier épisode; il serait intéressant de suivre Clément "parfois la vie est une vacherie" (une réplique entendue dans good doctor).
Bonne journée Silvano.
c.g

jos a dit…

un régal mais loin des sucreries ,juste une pointe d'acidité