Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 28 mars 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 4 : Marcel

(...) partager les jeux des plus grands...



Résumé 
Hiver 1937 
De l'Aveyron, nous sommes partis pour Neuf-Brisach, Alsace, où vit le jeune Roland Sieffert, fils d'un instituteur protestant. C'est dans cette ville qu'a débarqué une troupe de Parisiens venus tourner quelques scènes du film de Jean Renoir La grande illusion. Un acteur du film a découvert ce que le jeune garçon voudrait bien cacher, lui dont le cœur bat bas pour un étudiant plus âgé, Roland Quirin. Sieffert a compris que sa seule chance de survivre dans une société hostile était d'adopter une attitude conforme à celle de tout homme "respectable". Il s'est résolu dorénavant à faire semblant, à rejoindre l'uniformité.




  Les Parisiens sont partis lundi à l’aube, aussi prestement qu’ils étaient venus. Le calme est de retour dans la cité fortifiée, et avec lui la neige, qui tombe dru sans discontinuer, qui revêt les routes et les champs d’un molleton dans lequel on s’enfonce jusqu’à mi-mollet, et c’est si doux. Comme il s’y était résolu, Roland Sieffert a évité jusqu’ici la Place d’Armes, remontant la rue de Strasbourg avec précautions, le regard panoramique : ouf, personne à l’horizon qui ressemblerait à un artiste de Paris trop curieux ou, il en prenait confusément conscience, en quête de chair fraîche pour son tableau de chasse ! Il a ce matin adressé un signe d’amitié à Mathilde Meyer qui lui a répondu par une œillade assortie de battements de cils qu’il a jugés ridicules. Les romans-feuilletons des magazines féminins font des ravages, a-t-il pensé en souriant ; sourire trop aimable, sourire dangereux, sourire trompeur que la jeune fille interprète sans doute comme un signe de connivence. Réveillé à l’aube par d’insondables tourments, Roland a vu depuis la fenêtre de sa chambre le beau Quirin monter dans l’autobus de Colmar. Il sait qu’il n’aura pas le bonheur de le croiser en ville de toute la semaine, que le bel étudiant qui veut devenir ingénieur, passe dans la grande ville, trouvant gîte et nourriture –Sieffert s’est renseigné – dans une pension pour jeunes gens stricte et bien tenue. Il lui faudra attendre le culte de dimanche pour l’apercevoir en rusant sous le regard insistant de la fille Meyer, son fardeau. La vie est décidément tracasseries. Mais à quoi bon, cette illusion-là, trop grande pour lui qui ne dort plus ou si peu à présent ? Auprès de qui s’épancher ? Il y a bien Marcel, ce garçon de Montpellier avec lequel il correspond depuis ses treize ans, quand les scouts du midi de la France avaient rejoint le grand rassemblement des Éclaireurs unionistes au cours d'un torride juillet. De trois ans son aîné, le Montpelliérain avait pris Roland sous son aile au cours d’un jeu de piste durant lequel le gamin s’était blessé en chutant d’un arbre. Il l’avait soigné et n’avait cessé, depuis lors, de lui prodiguer son attention, n’hésitant pas à le laisser partager les jeux des plus grands. Avec Marcel, dont il admirait une force physique alliée à une vaste culture littéraire – comme lui, le sudiste avait toujours un livre à portée de main – il avait participé à la construction, en l’espace d’une journée, d’une cabane sur les rives du canal qui relie le Rhin au Rhône – quel symbole ! – et l’avait accompagné, heureux d’être admis au sein de l’équipe la plus aguerrie, au cours des compétitions en canoë sur le cours d’eau. Au moment du départ, ils s’étaient juré amitié et s’étaient promis de correspondre régulièrement. Jamais, depuis, ils n’avaient failli à cet engagement. À l’instar de l’acteur parisien, Marcel avait-il décelé en lui une différence qui les unissait ?  Était-ce suffisant pour lui confier son secret, lui révéler que dorénavant, malgré la rigueur morale dont il s’était fait un principe jusqu’à présent, il devrait se contraindre au mensonge ? La rédaction de la lettre qu’il envoya, n’y tenant plus, fut laborieuse. Il fallait que le destinataire puisse lire entre les lignes, tant le style de la missive était tout en circonvolutions ; il fallait en suivre les méandres, déceler ce qu’elle contenait d’inavouable ; elle était un appel au secours.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022 

(...) la construction (...) d'une cabane...
(...) en canoë sur le cours d'eau.

6 commentaires:

Ludovic a dit…

Le roman devient choral! Passionnant !

Pippo a dit…

Quelle belle plume vous maniez, cher Silvano!
Comme ses méandres répondent bien aux tourments qui accablent ce malheureux Roland!
Beau lundi.

Silvano a dit…

uvdp : je l'avais noté. Merci de me le rappeler.
pippo et Ludovic, merci pour vos encouragements !

Alex Cendre a dit…

Vous faites fort, Silviano, y compris dans la recherche des illustrations. Passionnant, effectivement.

Anonyme a dit…

Rien à ajouter, c'est du Silvano pur jus, et je prends plaisir à lire les commentaires Merci à tous
Demian

joseph a dit…

que dire, sinon vivement la semaine prochaine !