(...) qui nous laissaient exténués. |
Ainsi, je ne voulus rien dire de la nature de mes sentiments pour Jules, me bornant à évoquer un ami d’enfance qui me manquait. La guêpe n’était pas folle, toutefois : le regard qu’il posa sur moi à ce moment précis m’indiqua que ces choses-là n’ont pas besoin d’être dites avec force détails pour être perçues. Une infime fausse note dans la musique des mots ne peut échapper à qui sait vous écouter. Pour ne pas entacher ce qui venait de naître entre nous, et ce qu’il en adviendrait, il ne fallait préciser davantage. Émile ne fut guère plus disert, me confiant enfin - ce qui n’était pas peu - qu’il était vierge de toute relation charnelle, ajoutant que « si un jour, tu veux bien, on fera ça en copains, ce serait formidable ! » Je pris parti d’en rire : « En fait, tu n’éprouves rien pour moi. Tu cherches un garçon pour t’initier ! Tu ne manques pas d’air ! » Mon convive bredouilla que ce n’était pas du tout ça, qu’après tout, puisque nous étions tombés en sympathie, pourquoi le ferait-il avec un inconnu ? Je répliquai que tous les garçons de cette ville qui « en étaient » se connaissaient et ne demanderaient pas mieux que de s’envoyer en l’air avec un jouvenceau d'aussi belle allure. Mon Chérubin pervers était trop subtil pour ne pas entendre la raillerie sous le propos. « D’accord, je vais m’en occuper et je te raconterai. » Pendant que nous jouions à ce jeu démoniaque, l’ange avait enserré ma cuisse gauche entre les siennes. Je ne m’étais pas dégagé de l’étreinte. Je rendais les armes. Il était vain, je m’en étais persuadé, d’être sourd à l’appel de mes sens, que la perspective d’être le premier avait exacerbé. Les embrasements que j’avais connus avec Jules étaient d’une ardeur animale, frénétique ; nos effusions étaient celles de jeunes loups affamés qui nous laissaient exténués. Novice, Émile me permettrait de faire l’amour de toute autre manière, j’osais à peine penser « scientifiquement », en professeur. En quelques phrases, le si fragile, le si délicat blondinet, était parvenu à ses fins. Je persistai encore un peu à donner une tonalité ironique à la conversation : — Alors, mon ami, où ferons-nous la chose ? Dans une cave ? Dans l’herbe, au bord du Lez, où on se gèle déjà ?, persiflai-je, le laissant perplexe et rigolard à la fois.
— Tu vois dans quel état nous sommes ? Quand on le veut aussi fort que nous, on trouve, Claude ! Après la bombe glacée de Monsieur Boisgard, celle qu’il me prépare toujours quand je viens le jeudi, on aura résolu le problème, c'est sûr.
Pourtant, nous eûmes beau envisager toutes sortes de plans, rien ne nous apparut évident. Nous aurions tout loisir de parvenir à une solution au cours de la promenade digestive qui s’imposait après un tel déjeuner. Le Chef nous avait gratifiés d’un repas « de luxe » que couronnait le fameux dessert. Avant de quitter les lieux, Émile offrit de me montrer la prestigieuse salle à manger de l’hôtel, à laquelle on accédait par une porte à double battant à l’usage des serveurs. Il me précédait quand je le tirai vivement par le bas de sa veste : autour d’une grande table ronde, sous des volutes de cigares, trônaient son père – du moins, l'avais-je, supposé -, mon grand-oncle et Lucien Fabre, le père de mon ami et mentor Marcel !
Nous battîmes vivement en retraite pour gagner la porte dérobée réservée au personnel. Dans la ruelle, derrière l’hôtel, je me figeai soudainement : « Mais oui, bien sûr, Marcel, le pigeonnier de Marcel ! »
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
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6 commentaires:
Je ne rate jamais Silvano la lecture du lundi matin nourrie des émois de ces jeunes gens qui vivent dans l’insouciance avant la catastrophe qui approche.
Que dire Silvano ? Que le texte du jour m’émoustilla ? C’est dit !
estèf
C'est si bien écrit que je suis comme "estèf", tout chamboulé.
Jules
Silvano, si, comme vous le dites, il s'agit d'un "brouillon", cet Amant de St Jean laisse augurer d'un grand roman. Chaque épisode recèle de véritables trésors. C'est une partition musicale que je me plais à lire à haute voix, avec des fulgurances qui confirment ce sens de l'humour qui habite vos billets quotidiens. Cette fois, "la guêpe n'était pas folle", "l'infime fausse note dans la musique des mots", le "Chérubin pervers" et le petit jeu verbal des deux lycéens sont de belles trouvailles. C'est excitant à plus d'un titre. Vivement lundi !
"Je ne sais qu’une phrase est bonne qu’après l’avoir fait passer par mon gueuloir", confiait Gustave Flaubert. Moquée, cette technique de lecture à (très) haute voix permettait à l'écrivain de satisfaire son exigence stylistique ( merci à France Culture ).
Sacré Tatave ! Je me contente de lire à voix haute, sans gueuler. Mais c'est effectivement indispensable.
Merci aux fidèles. Antoine D. : vous me rassurez : j'étais assez content de ces formules. Je suis heureux que vous les releviez.
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