Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 27 février 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 65 : Mon salaud d'amour

 

Car il était bon que je jouisse.

    Je t’embrasse partout, mon salaud d’amour. Ainsi Jules avait-il conclu sa missive ; en grosses lettres, de sa plume Sergent-Major abreuvée d’encre violette comme à l’école. S’agissait-il du salaud avec lequel il roulait dans l’herbe en été, découvrant jour après jour les mille et une joies de l’amour quand il se fait enfin, ou du salaud trop parti qu’enlaçaient à présent d’autres bras, qu’enserraient d’autres cuisses, qu’un autre membre taraudait, tout doucement, d’abord, avec le même soin qu’il prenait, lui, avec plus de passion, ensuite, quand il lisait dans ses yeux le total abandon qui autorise le déchaînement jusqu’à l’apothéose ? Ou bien était-ce lui qui menait la danse, et là, c’était bénédiction, car jamais le salaud que j’étais n’avait possédé, et, dans tel cas, nul besoin d’excuser : bien au contraire, on l’y encouragerait. Car il était bon que je jouisse.
   L’expression, magnifique, m’avait poursuivi, lancinante, toute une journée, peu sainte, où j’étais allé attendre André à l’entrée des artistes du théâtre après les cours. Il en était sorti bariolé après quelques heures passées à peaufiner les décors d’un
Bourgeois gentilhomme que devait présenter une troupe locale qui avait fait de Molière sa raison d’exister. J’aimais ces rencontres impromptues qu'un impérieux besoin de converser avec mes amis provoquait parfois. Comme ce jour-là, ou le « grand » m’invita à goûter sur la Place. Une complicité amicale m’incitait aux confidences et Foulques, plus apte à l’écoute que son amant, était sur ce point le grand frère idéal.  Je m’ouvrais à lui de mes doutes, de mes ressentiments, de mes joies. Devant le chocolat chaud et la tartine beurrée, je lui parlai de ma rencontre avec Pierre Bloch, exagérant quelque peu mes exploits guerriers lors de l’agression dont j’avais été le témoin. Je vantais les qualités intellectuelles de mon nouvel ami et décrivis mon émerveillement quand je l’avais entendu jouer du violon. « Les Juifs sont les meilleurs violonistes du monde, décréta mon convive, car ils ont beaucoup pleuré, et personne, mieux qu’un Juif, ne peut arracher d’aussi belles larmes à cet instrument. » André voulut en savoir plus sur mon camarade, que je lui décrivis sans cette exaltation, imperceptible pour le commun des mortels, qui révèle à tout interlocuteur initié combien est douteux l’intérêt que l’on éprouve pour une personne du même sexe que soi. « Une chance pour moi que Bloch ne soit pas beau : j’ai déjà du mal à me dépêtrer de mes deux histoires, même si mon amoureux de Saint-Jean fait preuve d’une indulgence inespérée ! Pense à ce qu’il adviendrait si un troisième larron… » Foulques avait souri à l’évocation de l’algarade, s’était amusé, en adulte – vingt et un ans, un vieux ! – de mes soucis affectifs, mais se rembrunit soudain : « Tu sais, Claude, il ne fait pas bon être juif, par ces temps, et encore moins qu’avant. Ce que subissent ces gens en Allemagne est une ignominie. À Montpellier, la communauté juive est très restreinte, mais il suffit d’une étincelle. D’ailleurs, le juif Blum, attaqué honteusement de toutes parts – pas seulement de la droite, sais-tu ? – s’apprête à renoncer : les attaques – à l’Assemblée, on va jusqu’à le surnommer « Mademoiselle » à cause de sa voix, perchée dans les aigus ! – vont avoir raison de sa carrière. Et je redoute d’avoir à annoncer son départ à Marcel, qui le vénère, qui est bon, et ne fait pas de différence : j’exagère un peu, mais je ne serais pas surpris qu’il me demande en quoi l’appartenance à une communauté peut nuire à la présence d’un grand homme dans les livres d’Histoire. »
    Je rentrai chez l’oncle, ce soir-là, l’amertume au cœur. Il y eut, néanmoins, les rires de Magali, la bienveillance de ma tante, la bonhommie du maître des lieux – que pense-t-il des Juifs, pensai-je avec effroi ? » et les œufs-mimosa de cette chère Amélie (un luxe inoubliable !). Dans mon petit lit, au bord du sommeil, je parvins à me rasséréner tout à fait : je suis ton salaud, mais pas un salaud.
À suivre
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Léon Blum

2 commentaires:

Antoine a dit…

Les glissements progressifs du plaisir en exergue vers les œufs-mimosa de la fin, avec un détour par Blum et ce "mon salaud d'amour" pour relier : très habile !

Joachim a dit…

Comme Antoine, j'ai apprécié la "mise en scène" et le montage. Très cinématographique. Je vous ai envoyé un mail.