Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 24 avril 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 71 : Coups du sort

    Si besoin en était, les vacances de Pâques avaient aiguisé mes sentiments pour mon amant de Saint-Jean. Nous nous étions unis à trois reprises dans la pénombre complice de la mansarde du vieil homme qui protégeait notre amour. Nous avions renoué avec nos balades à vélo, jouissant du bonheur d’une liberté que nous savions pourtant précaire. Si le climat n’était guère propice aux baignades, nous avions profité de la générosité des premiers rayons, leur offrant nos nudités, nos baisers, et cet amour qui osait dire son nom, que nous aurions voulu proclamer à la face du monde.  Par un lundi de Pâques radieux, un perfide nid de poule précipita Jules dans le fossé. Son genou gauche était ouvert, il saignait. « Oh, c’est rien, juste une éraflure, j’en mourrai pas », avait-il fanfaronné. Et son sourire héroïque me rendait encore plus amoureux de lui. De nos sorties avec les Éclaireurs, j’avais heureusement conservé dans ma musette de quoi jouer les infirmiers : un peu de sparadrap et une boule de coton presque propre que j’appliquai sur la plaie après l’avoir enduite de salive en guise d’antiseptique – j’avais dû lire cette astuce dans un livre d’aventures. Pour commencer, j’avais léché la blessure et Jules m’avais comparé avec malice à une mère chatte. J’ai miaulé et nous avons ri à s’en casser les côtes. Nous avions seize ans et, parfois, l’enfance cognait à la porte, pas tout à fait enfuie. Nous avons regagné le bourg à faible allure. Le genou blessé protestait à chaque coup de pédale et Jules faisait le fier, ne pouvant toutefois réprimer un rictus qui révélait sa souffrance. Pour couronner le tout, peu avant la descente qui précipite vers le village, je constatai avec irritation que mon pneu avant était crevé. C’est un piètre équipage qui fit son entrée à Saint-Jean. Nous avions mis pied à terre, l’un boitillant, l’autre pestant contre le mauvais sort qui s’acharnait contre nous.
    Selon la croyance populaire, une succession d’incidents sans gravité est annonciatrice des pires calamités : comme nous parvenions à hauteur de l’église, nous vîmes courir vers nous un Chaumard essoufflé, livide, qui parvint à grand-peine à nous expliquer qu’il allait chercher le docteur Bosc. Notre vieil ami Etienne avait fait une chute dans l’escalier qui l’avait laissé inerte. Par bonheur, Clément, qui lui tenait compagnie à cette heure, l’avait ranimé et lui avait administré un cordial. Chaumard, le réprouvé, pouvait, sans crainte des ragots, accomplir la mission : s’en aller quérir le docteur, le mener jusqu’à la maison des Aspres, et tant pis si l’on pouvait désormais savoir où il passait le plus clair de son temps, fuyant l’obscurantisme qui en avait fait un exclu pour cause d’affection cutanée trop visible. Nous n’aurions pu nous acquitter de cette tâche, partagés entre le désir d’accourir auprès de notre ami, et celui de préserver la relation particulière que nous entretenions avec lui. Il nous était insupportable de ne pouvoir entourer « cheveux de neige » de notre affection, d’être pris dans l’étau des convenances. Mais il en allait de notre salut. Le garçon à la peau de serpent le concevait fort bien. « Je viendrai sous ta fenêtre te donner des nouvelles dès que possible » me dit-il d’une voix chancelante. Ce garçon jamais aimé, hormis par sa mère, était pétri de bonté. Le village ne le méritait pas. Le docteur Bosc, que l’événement avait soustrait à un jour de fête en famille, le suivit sur les hauteurs sans barguigner. Au comble de l’angoisse, j’appris le soir-même que notre cher Etienne souffrait de contusions, mais qu’il faudrait le mener à Millau pour des examens plus précis. Si j’avais eu la foi, j’aurais prié toute la nuit. Je devais repartir le lendemain. Jules me promit de téléphoner à Marcel pour m’informer de la santé de notre ami. J’offrais une triste figure quand, le mardi soir, je m’assis à la table des Rochs. Je ne savais pas qu’une autre déconvenue m’y attendait.
À suivre  ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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4 commentaires:

Ludovic a dit…

L'amour véritable se cache souvent dans des détails qui n'ont rien de romanesque mais Louis-Silvano sait les trouver et leur donner toute leur force à la fois sensuelle et affective.

Anonyme a dit…

Qu'est-ce qui pourrait bien leur arriver. C'est vrai que la vie pour ces garçons a offert une enfance cordiale avec de bons moments, mais avec le temps qui coure le pire est à craindre.
Silvano, j'ai hate de savoir ce que vous nous avez concocté pour lundi prochain. Bonne semaine
Demian

Joachim a dit…

Le passage sur la blessure m'a rappelé le début de votre Tombe Victor ! C'est une bonne référence.

Antoine a dit…

Les petites choses de la vie qui font les moments inoubliables. Ludovic exprime bien ma pensée.