Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


mardi 22 octobre 2024

Un courrier de Bernard Pignero

 Dans les textes commentant, il y a peu, une prestation des frères Jussen, jeunes pianistes hollandais des plus charmants, on trouvait une critique de la manière dont leurs visages ressentaient la beauté de l'œuvre qu'ils interprétaient : Schafe können sicher weiden, de Jean-Sébastien Bach, en l'occurrence. En réaction à ces commentaires, mon ami Bernard Pignero*, écrivain, m'a envoyé un courriel dont je vous donne l'essentiel : 

« En regardant Lucas Debargue jouer la Méphisto valse N°1 sur YouTube, je constatais une fois de plus que je ne connais rien de plus émouvant que les expressions du visage d’un pianiste qui vit la musique qu’il joue. En plus, ça ne gâte rien s’il est aussi joli que le jeune Lucas, avant qu’il ne s’essaye à une moustache et une barbiche ridicules, ou s’il a la bouille de bébé du jeune Daniil Trifonov avant qu’il ne se laisse embroussailler par une barbe de clochard (mais qu’ont-ils donc, tous ces jeunes pianistes ? Leur prodigieuse virtuosité ne suffit-elle pas à calmer leurs doutes sur leur virilité ?). En fait, ce qui se lit sur leurs visages, c'est précisément le mystère de la musique : ce qui fait qu’elle nous comble sans que nous puissions l’expliquer et encore moins l’exprimer par des mots.

Lucas Debargue

Mais peut-être, au-delà de cette manifestation visible sur un visage d’interprète, a fortiori un beau visage juvénile, de ce que la musique nous procure d’indicible (manifestation visible qui inclut souvent d’étranges et parfois douloureuses grimaces), on peut penser que c’est tout ce qu’il y a de non communicable dans l’expérience humaine qu’exprime le concertiste. Ce qui confirmerait que la musique est bien le summum de la création artistique. Il y a certes des pianistes qui restent impassibles et semblent ne rien éprouver en jouant. Je suppose que leurs proches décèlent tout de même dans leur inexpressivité les marques d’une attention et d’une concentration qui témoignent d’une relation directe avec le mystère de la musique. Peut-être ont-ils justement intériorisé que la création musicale est le langage de l’au-delà de la raison humaine, le langage qui englobe à la fois la raison et ce qui ne peut être raisonné, et restent-ils médusés et comme anesthésiés devant la responsabilité qu’ils prennent en feignant d’en maîtriser le sens alors qu’ils n’en connaissent que les règles.

Quand je parle de tout ce qu’il y a de non communicable dans l’expérience humaine ou du moins dont les mots ne parviennent pas à rendre compte de façon satisfaisante, je pense à la jouissance érotique qui se lit sur le visage aimé, dans les soupirs, dans les crispations presque douloureuses, bien mieux que dans les mots d’amour maladroits et haletants qui semblent inspirés par un délire plus que par la raison. Dans les deux cas, on est confronté, et parfois avec une impression de voyeurisme, à l’expression incontrôlable d’une émotion qui dépasse de loin tout ce qu’un visage peut traduire volontairement, dissimuler ou même simuler. Et dans les deux cas, seul le visage peut extérioriser cette sorte de transe quand tout le corps est engagé, et avec quelle concentration pour le pianiste ! dans la recherche de cet indicible que sont le mystère de la musique ou le mystère de l’amour. »
Bernard Pignero, que j'approuve des deux mains (de pianiste) !

* Dernier ouvrage paru : Un livre de plus (et autres récits) | Encretoile éd.
J'y reviendrai.


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