Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 5 décembre 2022

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 56 : Tout se dire. Absolument tout.

Ce n’était pas le vent, de plus en plus violent, qui avait attisé les larmes...

   En cette soirée de fête, nul ne comprit pourquoi je m’étais esclaffé en ouvrant le paquet qui m’était destiné – on attribua ma gaieté au plaisir de recevoir : c’était un duffle-coat strictement identique au sien, commandé sur le même catalogue ou acheté au Vigan, à "L’homme impeccable". La perspective de sillonner les rues de Saint-Jean, le lendemain, vêtus de la même façon, amplifiait d’autant ma bonne humeur. Nous étions déjà frères de sang et le sort faisait de nous des jumeaux, par la grâce de la maison "Dubois, Confection de qualité", comme l’attestait l’étiquette. Le lycée m’avait gratifié d’une inscription au tableau d’honneur assortie de la mention « encouragements ». Mon père s’en était réjoui au point de porter de nombreux toasts de Clairette de Die à mon succès. Maman l’en excusa : « C’est exceptionnel, n’est-ce-pas ? » s’émut-elle, avant que les ronflements de l’auteur de mes jours ne sonnent l’heure de l’extinction des feux. Dehors, de gros flocons menaient leur sarabande. En quelques heures amoncelés, ils avaient recouvert le sol d’un épais tapis d’un blanc. La neige a ceci de particulier qu’elle nous ramène toujours à l’enfance. Émerveillé, je restai posté près de la fenêtre, extatique. J’avais cinq ans.

*

   Bon an mal an, le déjeuner de Noël réunissait au Grand Café Pichon les mécréants du village. C’était un pied-de-nez aux calotins. À la sortie de la grand-messe, les fidèles ne pouvaient éviter de passer devant le café, d’où les sans-dieu attablés leur adressaient de grands gestes assortis de quolibets gentiment chantonnés. « Ces gens-là ne respectent rien ! » maugréaient les mères de familles, outrées. C’était un rite auquel sacrifiait tout ce que le Front Populaire avait de soutiens dans le village, dont le père de Jules et le mien, qui était le plus « rouge » des deux. Notre paire de cabans à la mode anglaise fit sensation – « Vive l’union, vociféra l’un des convives, déjà éméché ! » – quand nous fîmes notre entrée. Les grands enfants de ces messieurs avaient droit, dès quinze ans, à un blanc-cassis – un seul ! –   avant de rejoindre les mères, exclues de ces agapes républicaines. Je riais sous cape de penser à mes griseries du Colombier en compagnie des Nathanaël. Nos paternels se réjouissaient de la virile camaraderie qui unissait le fils du communiste et celui du socialiste, fruit de la réconciliation des deux gauches. Pouvaient-ils seulement envisager que leurs rejetons avaient scellé à leur manière le grand rapprochement ? Nous quittâmes l’assemblée au moment où elle entonnait « Il est né le divin enfant, fan de pétan, qu’il a le cul sale. » sur le passage de Viguier, le Maire, accompagné de Pierrette qui n’en finissait pas de faire l'acte de contrition de ses débordements passés. Et à venir, comme nous le supposions en riant.

*

Nous nous sommes retrouvés à trois heures de l’après-midi aux amandiers. La neige ne tombait plus, chassée par un vent d’autan incisif dont nos manteaux tout neufs nous protégeaient heureusement. Être ensemble nous gardait de tous les avatars de la météo. Que pouvaient la neige et tous les vents du monde contre un amour comme le nôtre ? L’un contre l’autre serrés au pied d’un arbre décharné, nous avions chaud. Le moment était propice à tous les serments, mais aussi aux aveux tant redoutés.
  — Ah ça, tu dois bien t’amuser, là-bas ? Tu peux me le dire, si tu as fait des choses avec celui de ta deuxième lettre, celui qui lit du Gide. Je n’ai pas ton niveau, mais je sais te lire !
  Le ton était presque badin, nullement narquois. Son sourire n’était pas triste.
  — Oui, j’ai fait des choses, comme tu dis. Si tu sais me lire, moi, je sais t’écouter : et non, ce n’était pas comme avec toi. Tout autre chose. Simplement, je te le jure, il n’y a pas d’amour avec lui. Je l’aime bien, ou peut-être n’est-ce que pour le sexe. J’ai attendu tant que je pouvais, mais je n’avais qu’à tendre la main, tu comprends ?
  Ce n’était pas le vent, de plus en plus violent, qui avait attisé les larmes qui coulaient doucement sur mes joues pendant que je reconnaissais ma faute. Je me sentais soulagé, pourtant.
  — Moi, je vais me laisser faire par Andrzej, le polack, le petit apprenti du père Chaumard, qui me serre de près quand on se croise dans la ruelle. On est faits pareil, on n’est pas de bois. On sera quittes, mais moi, ce sera avec ta permission. Et jamais chez Etienne. Tu pleures ? Méfie-toi de la ville, faudrait pas virer mauviette, hein !
  Sa bise fouetta mon visage, sonore, généreuse, fraternelle. 
  En peu de mots, Jules Goupil m’avait mis à nu. Il avait sondé mon âme, en avait tiré ses conclusions, me donnait une leçon d’amour, m’assénait sa vérité, mais il m’accordait un semblant d’absolution, et ça voulait dire : « Quand je te rejoindrai, un jour ou l’autre, nous serons fidèles l’un à l’autre, ou je te quitterai à jamais ». Le hasard avait voulu que, cette fois, l’amour ne puisse se faire. Quelles qu’en soient les raisons, nous n’aurions pas pu. Pas d’étreinte, juste des yeux plongeant au plus profond de nous. Il faudrait, désormais, tout se dire. Absolument tout.
Avant notre séparation, il m’apprit que Monsieur Benoît, l’instituteur, lui donnait des cours tous les soirs, dès qu'il pouvait quitter enfin l’atelier paternel. Nous étions son seul but. Il sécha des larmes que je n’avais pu réprimer. Il a dit simplement « Tu verras, ça ira, ce sera tellement bien, patience ! »
J’ai vu.
À suivre
 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Épisodes précédents : cliquer

(...) le petit apprenti du père Chaumard, qui me serre de près...

Illustrations
1- Archives Gay Cultes, source indéterminée
2- Joseph Bail (1862-1921)- Le petit mitron

9 commentaires:

Ludovic a dit…

Oui Silvano, une belle leçon d'amour ! Est-ce la tendresse évoquée dans les commentaires du Lycéens qui vous inspire de si belles pages ?

Xersex a dit…

Un pensiero a Mozart no? + 5.XII.1791 +

Silvano a dit…

Pas spécialement, non, Ludovic.

uvdp a dit…

... patience ! » J’ai vu.
C est trop dur cette attente ! Je vais arrêter de lire semaine après semaine et attendre la sortie du livre .

Silvano a dit…

uvdp ! oui, patience. Je pense fin 2024/début 2025.

Silvano a dit…

Je n'en sais rien, en fait.

Joachim a dit…

Encore un très bel épisode qui retranscrit très bien les couleurs du temps. La scène du café est très amusante. Ensuite, la rencontre des deux garçons en contrepoint est très émouvante. Je reste fidèle à ma lecture hebdomadaire et soutiens cette démarche. J'ai compris votre humour agacé en réponse à votre lecteur.

Alex Cendre a dit…

Encore une très belle page, merci.

Maxence a dit…

J'aime beaucoup cette version du "divin enfant". Épisode très riche. On passe du rire à l'émotion, bravo !