Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 6 février 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 62 : Au bonheur des hommes

(...) pour la plupart en tenue d’Adam...

    Montpellier, cité bourgeoise et étudiante, bruissait bon an mal an de mille rumeurs fantaisistes ou avérées. La plus inouïe, de celles que l’on eût accueillies d’un haussement d’épaules si elle n’avait concerné, justement, l’élite qui faisait la gloire de la métropole languedocienne, se révéla exacte quand éclata un scandale de nature à faire les choux gras de L’Éclair, torchon de la droite la plus extrême, toujours disposé à pourfendre la moindre atteinte aux bonnes mœurs. Au Colombier, nous avions eu vent de cette histoire quand elle n’était pas encore justifiée, comme tant d’autres, lesquelles, un temps, réchauffaient les gorges des commères avant de sombrer dans l’oubli.
 Mais cette fois, sous la fumée, il y avait du feu, que la feuille maurrassienne se fit un plaisir d’attiser, jusqu’à provoquer un embrasement national. Jean Poirier, directeur de la succursale locale des Dames de France, l’un des plus estimés commerçants de la ville, marié, père de trois enfants, était au cœur du scandale.
   Dans une villa qu’il avait prise en location à Saint-Jean de Védas, il organisait des soirées fines en compagnie d’autres messieurs, friands de chair fraîche. Il approvisionnait ces ballets bleus en garçons recrutés parmi les étudiants, tous mineurs, de première année des facultés, dont celle de pharmacie, qui fournissait l’essentiel du contingent, faisant dire au potard Marcel « Je dois être trop moche ! », ce qui était loin d’être vrai, « ou trop vieux », lui qui atteindrait la majorité en juin.
   Il était remarquable que le petit milieu des invertis montpelliérains ne fût en aucune manière concerné par l’affaire : Poirier, n’étant nullement connu en ville pour ses inclinations, avait sans doute jugé qu’il était plus discret de pêcher en eaux présumées moins troubles. C’était sous-estimer la tendance au bavardage de certains petits vantards, trop heureux d’exhiber les cadeaux reçus en remerciements de leur participation à ces illicites festivités : montres, vêtements de prix, maroquinerie de luxe et autres prébendes en papier-monnaie. Les recrues avaient pour mission de faire part du filon à des camarades estimés sûrs. Pure folie ! Le tuyau fut percé en peu de temps, un père de famille ayant découvert dans la chambre de son fils le produit de la débauche. L’homme s’empressa d’alerter la police, qui n’eut aucun mal à remonter à la source du pactole.
   Les journaleux de L’Éclair rivalisèrent de manchettes et d’articles de nature à offusquer le citoyen. Rien ne fut occulté des découvertes de la police, qui était intervenue un samedi soir pour établir le flagrant délit. Les scribouillards n’hésitèrent pas à donner tous les détails de ce qu’avaient découvert les pandores, ne se privant pas d’en rajouter. Ainsi put-on lire que le Champagne coulait en cascades sur les participants que les policiers avaient trouvés pour la plupart en tenue d’Adam et dans des postures sans équivoque. On allait même jusqu’à évoquer l’utilisation d’objets divers, dont des pilons à aïoli en guise d’olisbos ! « Il est vrai, se gaussa Marcel, qu’on ne trouve pas ce genre de marchandise dans le grand magasin du sieur Poirier ! Soit dit en passant, il pourra rebaptiser Les Dames de France en Au bonheur des hommes ! ».
    Le Petit Méridional, moins racoleur que son rival, mena une enquête sérieuse d’où il ressortait que les amateurs de jeunes gens qui fréquentaient la « maison du vice », telle qu’on la définissait à présent, faisaient tous partie de la bonne société de la ville et de ses alentours. Certains noms furent donnés en pâture à l’opinion, dont celui de Paul Maffre, jusqu’alors respectable chef de service de la Préfecture et, bien sûr, de Poirier, aussitôt incarcéré. D’autres coupables surent user de leur entregent, et, sans doute, de leurs moyens financiers pour que leurs patronymes n’apparaissent point ou, mieux encore, pour n’être nullement inquiétés. Mon grand-oncle, par sa position, n’ignorait rien, et dut faire montre de fermeté à l’égard de solliciteurs pris de panique.
   Dans notre petit cercle, l’affaire résonnait tel le tocsin. Nous devions redoubler de discrétion, prendre garde de tous côtés : la police avait mené ses investigations jusque sur les bancs de l’université et Marcel, comme nombre de ses camarades, fut soumis à des questions sur ses éventuelles suspicions. Les "deuxième année", heureusement, furent rapidement ignorés des enquêteurs. Notre ami ne laissait pas, cependant, d’être surpris du mutisme de l’imprévisible Désiré Boisselier. La duplicité du frère d’Émile devait nous réserver d’autres surprises.
À suivre
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Illustrations
1 - Archives Gay Cultes
2 - Grands magasins Aux Dames De France, Place Laissac/Bvd du Jeu de Paume, Montpellier

4 commentaires:

uvdp a dit…

ὄλισβος : belle trouvaille !

Joachim a dit…

uvdp : il y en a plusieurs. Vous ne les avez pas trouvées ? Moi, si, et c'est jouissif ! Merci à nouveau, Silano !

Silvano a dit…

Joachim : uvdp parle sans doute de la carte postale.

uvdp a dit…

Joachim : oui j ai joui à l évocation du pilon qui me sert à faire le pistou l été pour la soupe
Silvano : peuchère ces Dames de France de Montpellier ; si vous aviez vu celles de Marseille : un chef d oeuvre Art Déco de 1928 avec un ascenseur et son liftier ...