Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 26 juin 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 78 : L'ignorance tue

    Il était peu probable que les villageois aient lu le roman de Jean Giono Jean le bleu, dont Marcel Pagnol avait écrit l’adaptation, qu’il tournait depuis le printemps au Castellet avec Raimu, sous le titre La femme du boulanger. Était-ce la crainte de manquer de pain, comme dans cette nouvelle dans laquelle le cocu cesse son activité, qui les incita à assister, en si grand nombre, aux obsèques du jeune Clément ? Le bon sens paysan leur avait-il chuchoté que l’évènement pouvait se produire ? Toujours est-il que le ban et l’arrière-ban de Saint-Jean avaient formé un cortège qui s’étirait de la mairie jusqu’au cimetière, au bas de la rue principale, dans un silence que rompaient seulement le martèlement des sabots d’un vieux percheron fatigué d’attendre, entre deux décès, de pouvoir reprendre du service, et le grincement des roues du fourgon mortuaire dont on usait depuis la fin du siècle précédent. Si leur Sainte Mère l'Église réprouvait le suicide et ne pouvait accueillir le défunt entre ses murs, ses fidèles se mêlaient aux bouffeurs de curés dans le défilé funèbre. Même l’abbé Duquesne en était, revêtu de sa soutane, en civil, en somme.
   Le sort avait voulu, avec cette ironie cruelle qui, souvent, l’inspire, que la mise en terre de Clément ait lieu une semaine avant le mariage de ma sœur. Les grandes vacances débutaient dix jours plus tard, mais, grâce à l’intervention de mon grand-oncle et à mes excellents résultats scolaires, j’avais obtenu de quitter Montpellier avec quelques jours d’avance et j’étais arrivé juste avant cette procession surréaliste. Je me revois avec les miens, cheminant sous l’implacable soleil d’un été tout neuf, ma mère et mon père sincèrement affligés, Madeleine et son futur, celui-là même qui avait fait la macabre découverte, partagés entre la douleur du jour et la perspective joyeuse des épousailles.
   Jules nous devançait, encadré par ses parents : mon bel ami, d’ordinaire si vigoureux, si alerte, ployait sous le poids du chagrin. Le chêne semblait s’affaisser, pliait à se rompre, vacillait sur sa base, agité par une bourrasque intérieure.
À Saint-Jean, il n’avait plus personne, hormis notre vieil Étienne qui fermait la marche, arborant son éternel nœud-papillon à pois, claudiquant encore, des suites de l’accident qui avait failli lui prendre la vie. On se souviendra que c’est Clément qui l’avait trouvé, inerte, au bas des marches renégates de son refuge et lui avait prodigué les premiers soins. Leur vieux complice allait avec dignité, un vague sourire aux lèvres, qui paraissait vouloir faire barrage à ce torrent de larmes dans lequel il pourrait se noyer sitôt l’intimité retrouvée. Au cimetière, c’est notre instituteur, Monsieur Benoît, qui prit la parole. La voix, tout d’abord doucereuse, s’enfla peu à peu. C'était une leçon aux hommes de mauvaise volonté :
   « C’est l’ignorance qui a tué notre Clément. La sienne, quand il a commis une faute dont il n’a pas mesuré les conséquences ; et la nôtre, surtout. Il y a quelque temps, je me suis plongé dans mes livres jusqu’à la réponse aux questions que je me posais sur l’affection dont souffrait ce garçon : qu’était cette lèpre, cette peau de serpent qui en faisait une sorte de renégat, celui que l'on évitait, qui s’excluait lui-même de notre petite et misérable société ? Cette maladie qui couvrait son épiderme de cette sorte de croûtes dont le nom savant est squames, s’appelle le psoriasis. Elle atteint un grand nombre de personnes, de petite condition ou illustres, couvre, selon les cas, une plus ou moins grande partie de leur corps. Elle peut, ou non, occasionner des démangeaisons, et nuit gravement à la santé morale de ceux qu’elle affecte. On pense qu’elle n’est pas héréditaire. Dans tous les cas, elle n’est pas contagieuse. Pas contagieuse, répéta-t-il en articulant chaque syllabe. S’il a été un gentil cancre, que je regardais sans égards du haut de mon estrade, ce dont je prie ses parents de m’excuser, car je me suis beaucoup reproché mon attitude pitoyablement condescendante, Clément, ces derniers temps, m’avait étonné, enfin curieux, intéressé quand je parlais des grands auteurs, des savants qui, au fil du temps, actionnent le moteur du progrès. J’assistais à un prodige qui m’émerveillait. Monsieur l’abbé, je ne suis qu’un mécréant, et je sais que vous verrez là quelque miracle divin. Je pense plus simplement que le petit Chaumard a su écouter et observer les meilleurs d’entre mes élèves, que des conversations avec les deux seuls qui ne l’ont pas traité en paria, l’ont galvanisé. Je projetai de le présenter au certificat d’études, lui qui, tant de fois, aurait mérité de revêtir le bonnet d’âne. Monsieur l’abbé, votre église excommunie les suicidés. En d’autres temps, on refusait l’extrême onction aux comédiens, on les enterrait la nuit, comme le grand Molière. Aujourd’hui, votre présence est un signe encourageant. De la mort que Clément s’est donnée, nous pouvons tous, ici présents, nous sentir fautifs. Vous devez, nous devons, réfléchir avant de réprouver. Plus jamais nous ne condamnerons les êtres différents de nous. Adieu Clément. Au nom de tous, je te demande pardon. »
   Le cercueil fabriqué par Goupil père, que les Chaumard avaient voulu blanc, pareil à celui des petits enfants, glissa dans la tombe. L’une des deux cordes destinées à l’opération était-elle celle qui l’avait tué ?
Jules s’était redressé pendant le discours du maître. Il me regarda et je vis qu’il m’adressait un clin d’œil qui ne m’étonna guère, malgré les circonstances.
Il s’approcha de moi, et me souffla : « Tes parents m’ont invité au mariage. Je t’aime. »
Non loin de nous, l’instituteur était en vive conversation avec son père.
 (À suivre)    ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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NB : Un regain d'activité professionnelle ne me permettra pas d'écrire la suite avant le lundi 10 juillet.

11 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous mettez notre émotivité à rude épreuve.
Demian

Eric D a dit…

Je pressent un épisode croustillant lors des retrouvailles à l'occasion du mariage

Maxence a dit…

Dieu que vous savez m'émouvoir !

Silvano a dit…

Demian et Maxence : ce sont les choses de la vie.
Eric D. : vous avez bien de la chance d'avoir ce pressentiment. À ce jour, je ne sais rien de ce qui adviendra ce jour-là.

uvdp a dit…

Je comprends que vous voulez faire correspondre "église" et "mur" . Cependant dans le contexte , je vous suggère d'écrire "Eglise" .
Je suis , Silvano , de votre feuilleton et de votre blog , le très assidu , le très attentif et le très admiratif lecteur .

Ludovic a dit…

Moi, je ne voudrais pas influencer l'auteur mais je me demande si le beau discours de l'instituteur ne cache pas un ressort dramatique imprévu (comme tous les ressorts dramatiques d'ailleurs) en effet, pas un mot pour le pauvre mitron accusé à tort et renvoyé mais surtout cette allusion à l'influence des deux meilleurs élèves sur le suicidé! Aurait-il percé à jour le véritable mobile de la faute de Clément ? Ce ne sont que des hypothèses bien sûr mais comme il va falloir attendre deux semaines, on a le temps d'y réfléchir et d'en parler entre lecteurs fidèles.

Joachim a dit…

@Ludovic :"C’est l’ignorance qui a tué notre Clément. La sienne, quand il a commis une faute dont il n’a pas mesuré les conséquences". Il parle du mitron, je crois.

Silvano a dit…

Oui, "Église", uvdp. Mon anti-cléricalisme primaire me joue parfois des tours. Et, tiens, j'ai ajouté deux majuscules pour le même prix.

Ludovic a dit…

Joachin je suis bien d'accord avec vous sur le fait que c'est l'ignorance qui a tué Clément. Mais je ne trouve aucune mention dans le discours de l'instituteur du petit Andrzej qui a été mis injustement et expéditivement à la porte et ne semble pas avoir été repris par le boulanger. On ne m'empêchera pas de penser que c'est bizarre. Il y a dans la mise hors jeu de ce personnage pourtant fort sympathique, en tout cas du point de vue de Jules, une zone d'ombre dont je suppose l'auteur prêt à faire jaillir quelque épisode plus ou moins chaud dont il a le secret.

Joachim a dit…

Il était peut-être un peu tôt pour que le boulanger, tout à son deuil, fasse le nécessaire pour le jeune polonais.

Antoine a dit…

Oui, Silvano, même les trotskystes de Mediapart l'écrivent avec les 3 majuscules.
Certains confondent peut-être avec la ville de Normandie, non loin de chez moi.
Très beaux épisodes. Patientons pour la suite.