Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 25 avril 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 8 : Un parfum de scandale

(...) je vivais un amour majuscule...
Résumé

1937
Personnages et lieux multiples : partie de Saint-Jean, Aveyron, où deux adolescents vivent une intense relation amoureuse, l'histoire nous a menés ensuite à Neuf-Brisach (Alsace) où nous avons fait la connaissance de Roland Sieffert, un garçon de seize ans qui découvre sa sexualité et veut s'efforcer de dissimuler ses penchants. À Montpellier sont entrés en scène deux amants qui ont fait la connaissance, en flash-back, d'Etienne Jacob, un retraité qui habite Saint-Jean, le destin de nos personnages finit par s'entremêler dans ce qui n'est qu'un début.



Saint-Jean, septembre 1937

  Un "parfum" de scandale. C'est n’importe quoi, cette expression : un scandale, ça pue ; nettement plus qu’une odeur de sainteté. Celui-là s’est répandu comme coulée de lave sur tout le pays. On ne parlait plus que de ça chez Pichon où, ce matin-là, j’étais allé échanger les bouteilles consignées. Les conversations sur le front popu’ qui, déjà, s’essoufflait, les ricanements des résignés de naissance sur mon oncle Louis et les quatre ou cinq rouges partis pour l’Espagne, furent occultés par cette nouvelle parvenue en un clin d’œil du gros bourg voisin. Au Vigan, l’épouse du boulanger avait surpris au fournil, lors d’une nuit d’insomnie, son jeune frère en posture plus qu’équivoque avec son propre mari ! La femme, en proie à une incontrôlable crise de nerfs, avait ameuté toute la petite ville, hurlant sa rage et son dégoût sur la place publique, ce qui eut pour effet de mettre aux fenêtres des maisons bourgeoises tout ce que la bourgade comptait d’honorables bonnets de nuit.
En termes grossiers, la boulangère, trompée comme il était inconcevable de l’être, décrivait à qui voulait l’entendre la scène abominable à laquelle elle venait d’assister : son cher et doux époux besognant entre deux fournées de miches son sien petit frère ! Le brouhaha fut tel que les deux gendarmes de service durent faire moult tours de pédales pour tenter de calmer la population. Hagarde, la pauvresse trouva refuge chez une vieille tante avec laquelle elle entra en prières jusqu’au petit matin. Quant aux coupables, ils durent subir les assauts d’une populace déterminée à leur faire payer l’intolérable. La boulangerie fut placée sous la protection de la maréchaussée jusqu’à nouvel ordre. La situation, inédite, mit les autorités de la ville dans le plus grand embarras, car les adultères, ici, se réglaient toujours sans procès, entre concitoyens désireux de préserver leurs petites vies faites de joies minuscules. La nouveauté, ici, était d’une taille abyssale. On décortiqua le code pénal : attentat à la pudeur, incitation de mineur à la débauche, il fallait étudier tout l’arsenal législatif et définir l’acte. Pour commencer, on enferma le boulanger et le gamin fut conduit chez ses parents où il eut droit à une cuisante correction en attendant que l’objet du scandale soit exilé chez de lointains cousins.
  En ce premier samedi d’un septembre généreusement ensoleillé, une horde de Huns, à laquelle Clément Chaumard et Solange Gleize s'étaient joints sans vergogne, encore plus belliqueux que les plus hargneux de leurs pays, monta aux Aspres jusqu’à maison de l’amour, jusqu’au refuge douillet où, par malchance, cet après-midi-là, je me trouvais avec mon Jeannot, pelotonné contre lui à demi nu dans le lit de nos félicités, pendant que Jacob, en bas, préparait un goûter qui s’annonçait plantureux.  Cette cohorte, au cœur de laquelle certains brandissaient pelles et râteaux en guise d’armes de guerre, hurlait sa volonté de débarrasser Saint-Jean de cette saloperie qui jetait l’opprobre sur toute la contrée. Ils forcèrent la porte d’entrée alors que nous nous terrions, terrorisés, dans le cellier dont le vieil Etienne avait bloqué la porte avec quelques-unes des bûches destinées à mourir à petit feu dans l’âtre quand seraient venus les premiers frimas.
Au moment où cédait ce dérisoire rempart, où le visage de Chaumard déformé par la haine apparaissait, je poussai un cri à faire trembler sur ses fondations toute une maisonnée. Ce fut la voix de ma mère qui me ramena au réel. Elle m’avait trouvé en sueur, rivé à la tête du lit, hagard. La douce musique de sa voix, où je retrouvais la sonorité des berceuses de ma plus tendre enfance, parvint à calmer l’atroce bouffée d’effroi qui m’avait arraché ce hurlement. Dans les jours qui suivirent, rien ne vint dissiper le souvenir de ce mauvais rêve, confortant ma détermination à quitter au plus tôt et quel qu’en soit le prix cette contrée où je vivais un amour majuscule qui, le songe malsain le prophétisait, pouvait être à l’origine d’une flambée de haine qui le briserait bien malgré nous.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022 

5 commentaires:

Ludovic a dit…

L’usage désormais admis que vous faites du verbe « surprendre » relativement à la scène d’adultère « contre nature » du boulanger du Vigan me rappelle ce mot que l’on prête à Émile Littré, le père du Dictionnaire de la Langue française : Madame Littré, comme votre boulangère, découvre son mari en train de lutiner non son jeune frère mais plus communément la bonne ; l’épouse du lexicographe s’écrie ; «  Oh, Monsieur ! Je suis surprise ! - Non Madame, corrige Littré, vous êtes étonnée ; c’est moi qui suis surpris. »

Anonyme a dit…

J'avoue que j'ai eu peur, un moment. J'ai lu un maximum d'épisodes, en remontant dans votre blog. (Pour m'y retrouver, ayant pris le chemin à mi-parcours). J'aime bien la référence à la guerre d'Espagne, dont on parle peu. (Julian Bell, le neveu de Virginia Woolf, y est mort). Il y a beaucoup à dire... sur tout cela.
Mais en tout cas, je vous lis fidèlement.

Pivoine.

Silvano a dit…

Ludovic : je connaissais cette anecdote.
udvp : Pagnol m'a plagié par anticipation, ah ah ah ! Ce scandale n'est que le fruit de mon imagination, évidemment.
Pivoine (de saison) : content de vous avoir fait peur : c'était l'effet recherché. Finalement, j'ai laissé les épisodes précédents : j'ai toujours du mal à rédiger un bref résumé.

Antoine a dit…

Vous ne cessez de nous étonner. Cette frayeur que vous provoquez chez le lecteur en quelques lignes est très habile. Vous m'avez bien eu également.

Jules D. a dit…

J'ai été piégé aussi. J'aime beaucoup comme vous contournez le scandale qui n'est pas celui auquel on s'attend.
Jules