Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 19 juin 2023

Mon amant de Saint-Jean | Épisode 77 : Le goût amer des chaussons aux pommes

   C’était une lettre de quatre pages, rédigées d’une écriture serrée, comme est inscrite l’indication « stretto » dans une partition de musique. Ainsi en est-il de ce passage d’un prélude de Chopin que j’avais écouté, retransmis par le pavillon du phonographe, haletant, suffoquant, à vous briser le cœur.
J’ai posé les feuillets. Une sourde angoisse infusant tout mon être, j’appréhendais la lecture des derniers paragraphes. Je pressentais la suite, tentant de conjurer la funeste, l’impensable prémonition. Ce ne pouvait être.
   Et ce fut, pourtant, lorsque mes yeux parcoururent les phrases écrites à l’encre bleue que des larmes avaient lessivée, presque. Le cinquième jour après l’entrevue, la mère, à grands renforts de hurlements de bête blessée, avait réussi, non sans mal, à rassembler la population de Saint-Jean. Tous étaient de cette partie de chasse à l’enfant, le Maire, le curé, le pasteur, les paysans, et même -ils en étaient tous stupéfaits- ce vieux cinglé de Jacob, dont nul ne savait qu’il était pour le fugitif un mentor, un maître, qu’il était l’hôte compatissant, l’homme de la maison des Aspres où « peau de serpent » se lovait, tel un chat, quand les petites haines du quotidien l’avaient accablé, une fois de plus jusqu’à la fois de trop, inéluctable.
   La petite troupe, conduite par le garde - on appelait ainsi le garde-champêtre - avait battu et rebattu les chemins de traverse, les champs et les vignes, le bois de pins, là-haut, où l’on savait qu’en été l’adolescent avait délimité une illusoire contrée où ne régnaient que bienveillance et tolérance, où les arbres, généreux, se penchaient pour écouter sa lancinante plainte, où, allongé sur la mousse, à leurs pieds, il jouait entre ses doigts avec la lumière, où l’oiseau de passage lui chantait un joyeux refrain pour qu’enfin, il sourie.
   Oh, Chaumard Clément n’était pas de ceux que la méchanceté anime. S’il était victime des vilénies infligées par des humains qui n’en avaient que le nom, il était la bonté faite homme. C’est par bonté, sans mesurer les effets de son larcin, qu’il avait agi, pensant préserver notre amour.
 Les recherches, jusqu’aux eaux de la Dourbie, apaisées en cette saison, ne donnèrent aucun résultat. Et l'on renonça.
   Le sixième jour, Jean-Paul Raynal, le promis de ma sœur Madeleine, reprit son travail d’homme-à-tout-faire de la municipalité. Remontant le chemin où Delmas, chaque jour que qui l’on veut fait – le diable, parfois – menait son troupeau, il vit que la porte de la remise dans laquelle on gare le corbillard du village était à demi ouverte. Comme il était de son devoir, il voulut s’assurer que rien d’anormal ne s’était produit. C’est lui qui découvrit l’inimaginable : Clément Chaumard était là. Il était monté sur le fourgon mortuaire, avait enroulé autour d’une poutre l’une des cordes dont se sert le fossoyeur pour descendre les cercueils et s’était pendu avec méthode, certain de ne pas être dérangé en ce lieu où personne ne vient à s’aventurer, quand tous, au village, vivent de leur belle vie.
   Mon atroce pressentiment se confirmait. Je m’assis sur le petit lit où je me recroquevillai, incapable de pleurer, de penser, d’être. Les sanglots ne vinrent que plus tard, soudain irrépressibles, convulsifs. Magali, jaillissant de la chambre voisine, ne put m’approcher. J’aurais frappé violemment quiconque aurait voulu s’apitoyer, tenté de partager ma douleur. Je haïssais la compassion, je me haïssais, je haïssais Jules et tout l’amour du monde.
 (À suivre)    ©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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7 commentaires:

Ludovic a dit…

Une des très grandes pages de ce beau livre en devenir !

Eric D a dit…

Très bel épisode, très émouvant.

Léo a dit…

Je suis la série passionnément depuis le début et je commente pour la 1ʳᵉ fois.
J'étais bord larmes en lisant cette page tragique juste avant un examen où je dois m'exprimer oralement. C'est un personnage que j'aime particulièrement depuis l'origine, car j'ai le même problème de peau que lui. Heureusement, aujourd'hui on peut mieux se soigner et on est moins ignorant qu'à l'époque sur le sujet. Merci aussi de nous faire découvrir la petite histoire dans la grande.

uvdp a dit…

"Comprenne qui voudra ! Moi, mon remord, ce fut la victime au regard d'enfant perdu, celui qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés . C'est de l'Eluard" revisité par le Président Pompidou et moi même .

Anonyme a dit…

Oh ! Non Clément ne méritait pas une fin aussi tragique. Comme moi, beaucoup de lecteur l'aimaient bien ce petit.
Demian

Joachim a dit…

Vous parvenez à intégrer votre humour dans la scène la plus douloureuse depuis le début : le lieu choisi pour l'action dramatique et la description du procédé, chapeau ! Dans l'épisode précédent, j'ai pensé au début du "Sodome et Gomorrhe" de Proust. C'est une référence, non ?

Silvano a dit…

Merci à vous. Joachim : bravo, le clin d'œil ne vous a pas échappé !