Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 16 mai 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 11 : Sacrée surprise !

 je me dénudais et m’arrosais généreusement d’eau fraîche



Résumé
Septembre 1937, Montpellier.
Claude Bertrand, le narrateur, a quitté son village de l'Aveyron. Il vient d'arriver à Montpellier où il va prendre pension chez son grand-oncle Octave Rochs et entrer au lycée Clemenceau. À Saint-Jean, il a laissé Jean Goupil, son amoureux, dévasté. Dans la belle maison d'Octave, il a été accueilli par Magali,  son exubérante cousine. Épuisé par un long voyage, il s'est endormi dans la petite chambre qui lui a été attribuée. En ce samedi soir, un repas est prévu avec sa famille d'accueil et des invités.




   

   Des coups sur la porte, tout d'abord timides puis franchement résolus, m’ont arraché à mon sommeil.
« Ohé, mon cousin, il faut se lever, papa va arriver d’une minute à l’autre ! » chantonnait Magali avec enthousiasme.
 Il fallait que je fasse une brève toilette avant de descendre affronter l’auguste Octave. Ma cousine m’indiqua la salle de bains où je me décrassai rapidement sous le pommeau de douche, manquant de me brûler, car j’avais actionné par mégarde le robinet d’eau chaude. 
À Saint Jean, pas de douche, pas d’eau chaude. On faisait chauffer l’eau dans une bassine puis on la transvasait dans un grand tub en zinc dans lequel on se débrouillait pour se laver soigneusement des pieds à la tête en faisant attention de ne pas inonder la buanderie qui faisait également office de salle d'eau. Aux temps chauds, quand j’étais sûr et certain d’être seul, je me dénudais et m’arrosais généreusement d’eau fraîche, à l’aide du tuyau en caoutchouc de la cour. Là, je pouvais à loisir m’ébrouer sans dommages.
   J’ai entendu entrer l’oncle. La maison jusqu’alors baignait dans une moelleuse quiétude que troublait seulement le chant métallique des cigales. Elles se turent, comme impressionnées par l’arrivée de notre grand homme. Ce fut aussitôt une succession d’exclamations – quelle voix, grands dieux ! –, d’apostrophes à mon endroit : étais-je bien arrivé, où m’étais-je caché ? On était sans doute étonné que je ne sois pas au garde-à-vous dans l’entrée pour accueillir le maître des lieux. Confus, j’accélérai le mouvement et me précipitai dans la chambre pour m'habiller du mieux possible. 
Après m’être imprégné d’eau de Cologne, je revêtis ma chemise blanche avec un petit nœud-papillon à élastique, la veste et le pantalon noirs que je n’avais plus portés depuis l’enterrement d’Antoine, le frère de mon grand-père paternel René Bertrand.
   Me jugeant présentable, je descendis les escaliers quatre à quatre pour gagner le rez-de-chaussée où m’attendait un véritable comité d’accueil : l’oncle, bras croisés, aux côtés de Line, son épouse, une vieille femme qui devait être Mélanie dont je n’avais pas compris s’il s’agissait d’une parente ou d’une domestique et Magali, que mon embarras mettait visiblement en joie.
Mes craintes furent vite dissipées : l’austère personnage du portrait de la chambre des parents s’effaçait, auquel se substituait un homme rondouillard et jovial à l'accent prononcé qui me jaugeait avec une évidente satisfaction.
   — Alors, le voilà enfin, ce neveu de l’Aveyron, le chéri de ma nièce, qui a déjà fait la conquête de Magali. Une bonne bouille, oui, ma fille ! Des yeux qui pétillent d’intelligence et de malice, mais sérieux, m’a-t-on dit et féru de belles lettres, on va bien s’entendre !
L’approche psychologique était sommaire, mais, dusse ma modestie en pâtir, n’était pas loin de la réalité.
— Beau garçon, en effet, confirma ma grand-tante Paulette, une femme humble, frêle, la chevelure noire nouée en chignon de maîtresse d’école, qui m’adressait un sourire des plus amènes.
   On me présenta Mélanie, qui était en fait une cousine éloignée qui rendait de menus services de temps à autre dans cette grande maison dont l’entretien devait demander quelques efforts. Je présumais que cette femme au visage triste, dont les années avaient courbé la silhouette, ne jouissait pas du même train de vie que celui de mes hôtes, mais qu’elle était accueillie avec bonté au sein de la famille Rochs. Rien ne vint démentir par la suite cette première impression.
   — On aura droit à une Suze, aujourd’hui, c’est la fête, déclara Magali, dont je pressentais qu’elle allait devenir une amie, tant notre complicité s’était d’emblée manifestée.
La Suze, je connaissais : elle fut la cause de ma première ivresse, un dimanche de fête chez Jacob, avec Jeannot et Clément Chaumard.
L’oncle confirma ; tout en précisant que nous devrions attendre les invités qui n’allaient pas tarder, un couple d’amis et leur grand fils, un étudiant auquel il aimerait voir jouer un rôle de mentor, en quelque sorte, qui guiderait mes premiers pas dans la grande ville, qui pourrait également me fournir quelques clés pour entrer sans peine dans le monde lycéen à Clemenceau où il a fait ses études secondaires.
Octave n’avait pas terminé que résonna la sonnette de la porte d’entrée. Quand il partit ouvrir, Mélanie s’effaça pour gagner la cuisine d’où provenaient les effluves marins qui me chatouillaient agréablement l’odorat depuis mon réveil.
   Quand le trio fit son apparition dans l’entrée, j’eus grand-peine à dissimuler ma stupéfaction : le plus jeune des trois invités était l’un des amis « trop beaux » d’Étienne Jacob, ceux-là même que j’avais surpris s’enlaçant dans la mansarde des Aspres quelques semaines auparavant !
— Voici Claude, mon petit-neveu, tout fraîchement débarqué de son Saint-Jean ! Claude, voici mon ami Lucien Fabre, son épouse Lucie et leur fils Marcel.
Ne pas perdre pied, afficher un sourire poli et respectueux, réprimer ce sursaut de la pomme d’Adam qui signifie la surprise, regarder les parents plutôt que le fils… Si l’on pouvait, comme dans les films, siffloter en regardant ailleurs…
   Marcel Fabre savait fort bien qui j'étais, et pour cause : son nom et l’adresse de sa garçonnière figuraient sur mon carnet, qu’Etienne Jacob y avait inscrits avant de m’assurer qu’il avait annoncé mon arrivée, que j’étais des leurs, que j’avais un amoureux au village, que je serais « tout tristounet » sans doute et qu’il faudrait prendre soin de moi !
Le jeune homme qui me faisait face, ce « trop beau » de juin, dont le visage s’ornait désormais d’une fine moustache en trait de crayon, ne semblait guère décontenancé, qui me considérait avec la complaisance que l’on devinera sans peine.
— Ah, le fameux monsieur Claude. Je te dirai à table ce que j’ai prévu pour ton premier dimanche parmi nous. J’espère que tu ne rechignes pas à la marche, car je compte bien te faire visiter Montpellier de long en large. Tu es bien sympathique et tu as fière allure. Tu as mis tes habits du dimanche pour nous rencontrer ?
Je crois bien que mon visage s’est subitement teinté de pourpre. Je fus atteint par la flèche. J'avais pourtant été à bonne école avec mon Jeannot, qui s’était spécialisé dans l’art de la raillerie. J’aurais à mieux apprendre le sens de la répartie ; je me vengerais. Les joutes intellectuelles, ça m’excitait d’avance.

(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022 

(...) que j’avais surpris s’enlaçant dans la mansarde des Aspres...

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Rebondissement !! Vous savez relancer l'intérêt du lecteur, cher Silvano !! Bravo pour cet épisode très prometteur...

Une remarque orthographique. Dans l'avant-dernière phrase, les verbes ne sont-ils pas au futur ?... "j'aurai à mieux apprendre..." et "je me vengerai".

J'attends la suite avec impatience !

Renato

Silvano a dit…

Renato : merci. POur la concordance des temps, le conditionnel présent me semble justifié après le passé simple qui précède.

uvdp a dit…

En effet le coup de théâtre de la fin relance l’intérêt vers de nouveaux horizons .
Des cigales en septembre ? et le soir ? Ah je pinaille , je pinaille , probablement une licence poétique .

Mellitus a dit…

Quel plaisir de vous lire.. pour ce rdv hebdomadaire attendu !
"L'auguste Octave" : jolie tournure qui me plait et offre un joli clin d'oeil aux amoureux de l'Antiquité!
Merci de nous régaler, Silvano!

Antoine a dit…

Belle imagination, Monsieur Silvano ! La phrase sur les cigales est très belle. Qu'elles se taisent à l'arrivée du maître de maison est une excellente idée. Je me permets de vous suggérer de la laisser ici... ou de la placer ailleurs (pour un déjeuner ?).
Merci pour ces lundis enchantés.

Anonyme a dit…

L'auguste Octave m'a aussi fait sourire :-) et les cigales qui se taisent, j'aime bien. .. (je n'y vois que du feu ;-))
Et le détail du tub, pour se souvenir du temps des bassines en zinc... on n'est pas tout à fait dans un Bonnard, mais l'idée y est :-)

Pivoine