Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 8 août 2022

Mon amant de Saint-Jean | Chapitre II - Épisode 22 : Le messager des dieux

Résumé
Octobre 1937
Salut, se présenta-t-il, Olivier Molinier !
L'histoire, qui a commencé en milieu rural de la France profonde, avec un détour par l'Alsace mettant en scène de nouveaux personnages, dont l'un, Roland Sieffert est en proie au doute sur son identité, se déroule à présent à Montpellier.
Claude Bertrand, le narrateur, vit sa première journée au lycée de garçons où il a été admis grâce aux relations de son grand-oncle, Conseiller Général de l'Hérault, qui l'a accueilli dans la maison familiale. Venu de Saint-Jean, village de l'Aveyron, où, désespéré, Jules, son amoureux, doit travailler dans la menuiserie de son père, Claude est considéré comme un "bouseux" par ses condisciples, pour la plupart issus de la bourgeoisie locale. Dans la cour, avant les premiers cours, l'un d'eux a pourtant attiré son attention. 

   " Je vais te rendre jaloux, mais il y a tout de même Émile, un beau gars qui pose trop de questions. Je l’ai vu, lisant, à l’écart, dans la cour, Les faux-monnayeurs, un livre très troublant que « cheveux de neige » m’avait prêté. C’est un indice de nature à m’intriguer. Ne t’inquiète pas pour autant, je t’appartiens.", avais-je écrit dans ma lettre à Jules, précisant que je lui en dirais plus de mes débuts au lycée quand nous nous reverrions. Une voix intérieure m’avait soufflé qu’il me fallait différer l’exacte relation de mes premières heures au lycée. Ç'eût été de nature à l’inquiéter. Connaissant son tempérament impétueux, je l’imaginais capable, si j’avais tout révélé, de fuir le village sur un coup de tête pour me rejoindre. Je l’ai dit, ma sensualité exacerbée me tourmentait, que mes plaisirs solitaires ne parvenaient plus à satisfaire. On se souviendra de mon émoi à Palavas à la vue des corps en adulte plénitude de Marcel et d’André. Il en fallait peu pour m’enflammer, ne serait-ce que de ces Faux-monnayeurs entre les mains d’un nouveau camarade très avenant, que j’avais interprétés comme un signe d’accointance, et je ne fis aucun effort pour admettre mon trouble. Le même garçon m’avait demandé si j’avais une bonne amie. Mon esprit en surchauffe se perdait en conjectures. Pour raviver l’incendie, il arriva ceci : nous débutions l’année scolaire par un cours de français. Dans l’effervescente atmosphère propre aux adolescents que la nouveauté galvanise, je trouvai ma place au troisième rang, près d’une fenêtre à croisillons donnant sur la cour. D’autorité, mon lecteur de Gide s’installa à mes côtés. « Salut, se présenta-t-il, Olivier Molinier ! » Dans le silence subit qu’un coup de règle asséné sur le bureau du professeur avait imposé, j’eus grand mal à réprimer un fou-rire : Olivier Molinier était l’un des acteurs principaux du sulfureux roman. Je voulais répondre « Enchanté, Bernard Profitendieu ! ». Mais, d’une voix grave, qu’il portait sans effort jusqu’au dernier rang, l’homme qui avait rétabli l’ordre mit fin à toute velléité de conversation. « Je suis Monsieur Cordier, votre professeur de français. Nous allons passer plusieurs mois ensemble en bonne intelligence, je l’espère. J’attends de vous toute l’attention nécessaire et vous observerez l’attitude qui est la vôtre en ce moment : pas de parlottes, pas de messes basses, et un maintien irréprochable. Comme il est d’usage, je vais procéder à l’appel de vos noms par ordre alphabétique. » Il égrena les patronymes jusqu’au mien, auquel je répondis « présent ! », me levant à demi, comme il se devait. Immédiatement, il poursuivit : « Boisselier Émile ! ». Comment transcrire la stupéfaction qui fut la mienne ? Ce nom sonnait le tocsin dans ma tête, que je me répétais pour me convaincre que j’avais bien entendu. En de malheureuses circonstances, que je dirai un peu plus avant, je vérifierais, hélas, que ce Boisselier était bien le jeune frère de cet adipeux personnage que l’on m’avait présenté trois jours auparavant à la terrasse du Café Riche. Comment deux personnes d’un même sang pouvaient-elles dissembler à un tel point ? Mon voisin dut percevoir mon émotion, car, vaguement inquiet, il m’adressa un clin d'œil qui me parut amical. Pendant l’énumération des suivants, je le détaillai davantage et vis que, contrairement aux autres élèves, ses jambes étaient nues sous la blouse de toile grise, quand je portais un pantalon de flanelle bien trop chaud pour cette demi-saison. Je jetais par intermittence sur ces mollets qu’un fin duvet ombrait à peine, de fugaces regards et me surpris à m’imaginer les caressant. En ces brefs instants, j’avais oublié Jules. À l’intercours, sur un ton qu’il affectait innocent, Émile m’interpela en ces termes : « Hé, Bertrand, si tu es d’accord, on partagera tout le temps la même table. Je te trouve sympathique pour un bouseux ! » et il ajouta d’une voix sourde « et pas vilain. » La messe était dite.
   Non content d’avoir bénéficié de la faveur d’être admis au lycée grâce à l’entregent de mon grand-oncle, j’avais aussi obtenu une bourse d’études qui était à nos yeux une manne inespérée. Il était établi que chaque jour à onze heures et demie, je quitterais le lycée pour aller prendre mon repas dans la maison Rochs. Magali me rejoindrait, car son père déjeunait en général au restaurant ; « pour affaires » m’avait-il dit. Je vis que mon nouveau camarade n’était pas non plus en demi-pension. À peine avait-il passé le porche que je le vis se débarrasser prestement de sa blouse. Jamais je n’avais vu de garçon de notre âge vêtu aussi élégamment. Un gilet gris couvrait à demi une chemisette d’un blanc lumineux. La culotte courte, du même gris que le gilet, était serrée, épousant à la perfection les formes de son corps jusqu’à la lisière des genoux. Des chaussures de cuir blanc, où manquaient seulement des ailettes, semblaient le porter en souplesse par les rues de la ville, où il semblait voler à présent tel Mercure, le messager des dieux. Je suivis de mes yeux ébahis l’admirable garçon jusqu’à ce qu’il disparaisse de mon horizon. Pensant à celui que Marcel appelait non sans malice « ton Jules », je murmurai « Pardon, mon amour, pardon. »
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022


(...) où manquaient seulement des ailettes...

Illustrations
1 Maxime Berger est Olivier dans Les faux-monnayeurs de Benoît Jacquot (France 2 - 2011 /DVD chez Outplay)
2 Bidouillage de l'auteur


14 commentaires:

Jules D. a dit…

Mais quel bonheur !
J'espère que vous passez un bel été, Silvano.

Jules D. a dit…

Je précise que j'apprécie le nouveau prénom du blond villageois. ;)

ludovic a dit…

Attention, jeune et charmant Claude (si tel est toujours ton prénom) les faux monnayeurs encourent de très lourdes peines! Ne renonces pas à la proie pour l'ombre, ce qui se dit chez nous, comme tu le sais, ne te laches pas des mains sans toucher des pieds. C'est un vieux cévenol qui te le dit.

Anonyme a dit…

Quel plaisir de lecture, cher Sylvano !
Votre écriture semble s'envoler vers des dimensions plus élevées et nous avec vous. Heureux lecteurs, heureuses lectrices que nous sommes...
Marie

uvdp a dit…

Le Molinier de Bordeaux

Silvano a dit…

uvdp : un coiffeur de Rennes s'appelle Molinier. Passionnant, non ?

Silvano a dit…

Plus sérieusement, uvdp, commentez (ou non) le contenu ; ne créez pas un "blog dans le blog", merci.

uvdp a dit…

Le Molinier de Bordeaux était fasciné par les jambes comme Claude .

Pivoine a dit…

Je n'ai jamais pu digérer le suicide (assassinat) de Boris, à la fin du roman. Et dieu sait si ce roman a compté. .. (...) j'aimais bcp Olivier Molinier, bien sûr. Ce roman, c'était une question d'examen oral, en terminale...
Très palpitant (ca rebondit :-)

Silvano a dit…

Pivoine : Pour Boris, c'est plutôt un homicide involontaire (le pistolet n'était pas censé être chargé). J'espère vous donner maintes occasions de "palpiter" ! :)

Antoine D. a dit…

Contrairement au Père Ludovic, on peut comprendre qu'à cet âge, à moins d'être un saint, ce n'est pas vraiment pécher, Seigneur ! De plus, la constance n'est pas une qualité première chez les gays, bien que je constate plus de modération chez les jeunes que je connais : il y a plus de couples qui se forment qu'avant. Dans les "faux monnayeurs", effectivement, c'est une farce qui tourne mal.
uvpd : je comprends l'agacement de Silvano quant à vos commentaires "essentiels". Je ne pense pas que Claude soit devenu fétichiste des jambes. Rions-en, plutôt.
Enfin, Marie résume très bien mon ressenti sur le roman en train de se faire.
Fidèlement, A.

uvdp a dit…

Pas essentiel c'est exact mais vous pardonnerez à un vieux un peu radoteur .

Silvano a dit…

Je vous absous volontiers, uvdp. Je ris au passage de la faute de frappe d'Antoine D. : "uvpd" !
:D

Ludovic a dit…

Le Père Ludovic comprend bien qu'à cet âge, à aucun autre d'ailleurs, l'inconstance ne soit pas un péché, mais il se méfie un peu de ce nouveau venu dans son univers, notre univers du lundi en l'occurrence, celui dont le rusé Silvano tire les ficelles pour notre plus grand plaisir. Ce vieux sage (singe) a-t-il raison de mettre ainsi en garde le jeune Claude qui nous émeut tous ? La suite le dira ou le démentira. ce sont les joies du feuilleton.