Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 7 février 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Episode 14 : Temps orageux en fin d'après-midi


(...) aux ébats sous les frondaisons...

Résumé
L'histoire se déroule en 1937 dans un village de l'Aveyron, où deux adolescents éprouvent l'un pour l'autre une amitié passionnée qui se mue en liaison amoureuse, périlleuse en cette France dite profonde. Leur relation est protégée par un vieil homme prétendument excentrique, Jacob Epstein, qui les reçoit dans sa maison isolée non loin des ruines du château. Là, loin de la rumeur - du moins le supposent-ils - les deux garçons peuvent tranquillement goûter aux plaisirs interdits. Or, un après-midi résonnent à leurs oreilles les propos grossiers de Solange Gleizes, une sorte de clocharde venue à Saint-Jean pour tenter d'enterrer un passé pathétique de fille-mère qui a fui Montpellier après avoir abandonné le fruit de ses amours illégitimes.

Le rire sarcastique de Solange Gleizes résonne encore dans ma mémoire. Comment avions-nous pu faire preuve d’autant d’imprudence ? Comment avions-nous pu nous croire à l’abri, là-haut, dans ce nid d’aigle que nous pensions inexpugnable ?
La connivence que nous avions décelée entre cette femme et Delmas, le berger, aurait dû nous alerter et nous inciter à plus de vigilance.
L’évènement, aussi subit qu’inattendu, nous avait désorientés. Trop jeunes pour contourner les embûches que la vie sème sur la route des amoureux, nous battîmes en retraite, déconfits, fuyant piteusement les vociférations de la sorcière.
Le cœur battant, en proie à la panique, nous filions à nous rompre le cou vers le village, où nous nous séparâmes sans mot dire. Ce soir-là, avant que le sommeil ne finisse par me gagner, je tentai de me rassurer en me persuadant que mon alter ego, ce héros, aurait rapidement réagi et concocté un salutaire plan d’action.
Je le trouvai sur mon chemin le lendemain matin, me guettant non loin de la maison familiale.
Le visage habituellement jovial de Jeannot trahissait une émotion mêlée d’irritation que je ne lui avais jamais connue.

« Bien dormi ? »
Par bonheur, l’humour caustique qui était l’un de ses traits de caractère reprenait le dessus.

«  Moi, j’y ai pensé toute la nuit. Cette femme est imprévisible : soit elle bavasse à tout-va, soit elle garde ça pour elle. Elle craint peut-être qu’on ait deviné qu’elle a une relation bizarre avec ton copain le berger, tu ne crois pas ? »

Nous laissâmes libre cours à toutes les supputations, pour convenir enfin qu’il était urgent d’attendre tout en redoublant de prudence. Jacob Epstein dut se demander pourquoi, les jours suivants, la porte à laquelle ses petits visiteurs avaient coutume de frapper l’après-midi demeurait muette.
Les escapades à bicyclette, à nouveau de rigueur, nous menaient désormais à des milliers de tours de roue du village, loin des cultures où nous aurions pu croiser un pays. Les températures d’août étaient plus que jamais propices à nos baignades dans l’un de ces points d’eau qui ne manquaient pas sur les hauteurs et aux ébats sous les frondaisons qui les couronnaient.
Nous savions qu’il fallait réserver une bonne partie de notre temps à l’étude ; nous échafaudions des plans pour le futur proche où, pour notre salut, mais aussi pour construire nos vies d’hommes, il faudrait quitter Saint-Jean pour le lycée, l’internat sans doute, avec l’espéré assentiment de nos parents respectifs. Il faudrait sacrifier de longues heures à la réalisation de nos projets. Aussi ne manquions-nous jamais d’emporter dans nos besaces tous les livres d’école nécessaires. Certes, Goupil était moins boulimique de savoir que moi, mais l’épée de Damoclès que l’on sentait prête à sortir de son fourreau lui avait fait prendre conscience de cet impérieux devoir.
Ainsi, nous sommes-nous astreints à un rigoureux respect de l’emploi du temps que nous avions établi ensemble : un temps pour jouir, un temps pour travailler.
Nous avons bien joui, il est vrai, ce jeudi-là, après avoir rivalisé d’ardeur à l’ombre d’un chêne complice de cette forêt que la Dourbie contourne, à l’est du village, loin, hors de portée des regards malins et du ricanement des fées malfaisantes.
Le temps du travail était venu, mais le ciel, semblant se plaire à tordre notre règlement, avait pris soudain cette teinte gris anthracite annonciatrice de déluge.
Nous nous sommes mis en selle fissa et avons dévalé à une allure de casse-cou la trentaine de kilomètres de cette route éreintée par le passage des tracteurs qui ramenait au village.
Nous sommes arrivés aux premières maisons sous les premiers assauts d’une pluie lourde et poisseuse, de celles qui s’abattent sur les bêtes et les hommes quand les chaleurs de l’été n’en peuvent plus et consentent à s’atténuer pour un temps.
Bien douchés déjà, comme nous passions devant la maison du Maire, nous eûmes la stupéfaction de découvrir Solange Gleize assise sur le seuil, indifférente aux premières trombes, extatique.
De la plus belle demeure de la contrée s’échappait une musique. C’était Pierrette Viguier qui jouait du piano. De vraies larmes se mêlaient à celles du ciel sur le visage de la pocharde dans un état second.
À notre vue, elle se reprit :
« Ah, les jeunes ! C’est du Schubert. C’est beau, hein ? Vous savez, les gosses, j’vous veux pas de mal. Je fouine, j’ai que ça à faire, alors je sais des choses. Tiens, la Pierrette qui joue pas trop mal du piano, elle va dans la salle communale avec les garçons qui s’emmerdent toute la journée sur la place. Un jour où je passais par là, elle a oublié de fermer à clé et j’l’ai vue, elle, au premier rang et les gars derrière qui lui pelotaient les nichons sous son corsage, chacun son tour. Marrant, non ? Je l’embêterai pas, cette garce. Son piano, c’est cadeau. Je m’arrête souvent, ça m’fait du bien. Votre copain, le vieux, c’est un brave type. Le seul, ici, à part l’Auguste (elle parlait du berger). J’vous veux pas d’mal, j’vous dis. J’ai vu comme vous vous regardez, tous les deux. Vous vous aimez et y’a pas de mal à s’faire du bien, comme on dit. »

Nous étions sidérés. Nos craintes s’évanouissaient d’un seul coup. La présumée sorcière était sensible à la musique – qui était donc ce Chouvert ? –, respectait notre amour, appréciait Jacob et, comme le déclara Jeannot, ne « cafarderait » pas. Une alliée à tout le moins inattendue. Ne restait plus qu’à espérer qu’elle ne vende la mèche sous l’effet de l’alcool. Jeannot m’affirma cependant qu’à son avis, elle dominait son vice. 
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Illustration : Robert Bliss

13 commentaires:

uvdp a dit…

Faire des revissions scolaires pendant les vacances ! Ils sont admirables ces enfants !

Silvano a dit…

uvdp : "des revissions" : vous auriez dû en faire, vous !
;)

Alex Cendre a dit…

De mieux en mieux.
Et vous verrez que votre ronchon de service sera positif, un jour.

Ludovic a dit…

Un "nous" en trop à la quatrième ligne et un petit doute quant à l'usure de ces routes de montagne par les tracteurs à cette date. mais c'est pour ne pas laisser à UVDP le monopole de la ronchonnerie.

Silvano a dit…

@Ludovic : merci pour "nous". Renault fabrique des tracteurs depuis la fin de la première guerre mondiale, si j'en crois l'Amicale du Tracteur Renault.J'en insère un (avec monsieur à casquette) au bas de l'épisode. Cela dit en toute mauvaise foi, je rappelle que le texte est provisoire. Je réécris d'ailleurs actuellement tout le début.

Silvano a dit…

"Dès la fin de la guerre le département 14 de construction des chars FT est reconverti en atelier de montage des premiers tracteurs agricoles de série, les GP. Renault se lance alors dans l’agriculture et son centre d’essais devient sa ferme d’Herqueville en Normandie." (Toujours selon l'Amicale... Je viens de prendre la carte, tant le sujet me passionne.)

Ludovic a dit…

effectivement ces tracteurs à roue métalliques crantées ne devaient pas arranger les routes mais les charrettes et autres engins agricoles tirés par des chevaux étaient aussi munies de roues cerclées de fer qui défonçaient les chemins et les routes. Quand j'étais enfant, dans les années 50, il y avait deux tracteurs dans mon village lorrain mais en vacance en montagne, on ne voyait que des chevaux ou des mulets.
En tout cas je vois qu'on se passionne pour votre récit et c'est mérité.

uvdp a dit…

Je vous rejoints Silvano , Alex et Ludovic :
- j'aurai dû me relire et être plus positif
- je suis un peu surpris de voir un tracteur , avant guerre , dans les terres vallonnées de l'Aveyron
Donc continuez vos critiques .
Signé : le ronchon pinailleur

Silvano a dit…

Pensons aussi à la musicalité : le remplacement de "tracteurs" par "charrettes" ou "engins agricoles" est mal venu.
Dans l'original, j'ai opté pour "cette route truffée de nids-de-poule qui ramenait au village."
Comme quoi, les commentaires sont toujours utiles.

Antoine a dit…

C'est un vrai bonheur, chaque semaine, que de suivre les péripéties de ces jeunes amants. On frémit en pensant à ce qui peut leur arriver, vus l'époque et le lieu. J'attends le lundi avec impatience. Avec une certaine appréhension aussi. Merci pour vos efforts.

Ugo a dit…

Sur la photo, il s'agit du tracteur Renault type RK fabriqué à cent exemplaires de 1927 à 1935.

Silvano a dit…

Merci Ugo.
Je songe à changer le titre du roman en "Mon tracteur de Saint-Jean".

Anonyme a dit…

Tracteur ! Charrette ! je m'en bat les paupières. Mais qu'en est-il de la Gleizes en ce jour de la Saint Valentin ?....
Demian