Soudain, au bord de la Dourbie, en ce mois d’août brûlant, nous eûmes froid. |
Je rentrai à Saint-Jean dès le premier jour d’août. C’était, par bonheur,
un samedi après-midi. Le lendemain, jour chômé, j’enfourchai ma bicyclette dès
les premières heures de la matinée. Mon coup de sifflet sous la fenêtre de sa chambre réveilla en sursaut mon Jules adoré. J’entendis quelques bruits dans la maison
des Goupil, les grognements du père, le tintement de la cuillère dans la tasse
de café au lait, les escaliers dévalés d’un pas vif et lourd à la fois, le vélo
dont l’animal se saisit dans la courette, le grincement du portail et l’apparition,
sa blondeur ravivée par le soleil de saison, la peau bistrée, les cheveux en
bataille, tout ce qui, en lui, m’exaltait.
— Il était temps ! Tu t’es fait
désirer !
— Tu m’as tellement manqué ! Je déteste Palavas, la mer et les coquillages, bredouillai-je. Je vais te manger tout cru !
Nous n’avons pas osé frapper chez le père Jacob. « Plus tard, faut le laisser tranquille » m’a raisonné l’animal. En quelques tours de roues, à tempo « vivace » – Pierre Bloch m’a inculqué quelques termes musicaux – nous fûmes à mille lieues du village. L’affrontement charnel fut sauvage et bref, tant ma coupe était pleine de désir. Au bord de la rivière, nos vêtements chiffonnés à nos pieds, nous avons retrouvé un semblant de dignité. Nous conversions maintenant comme deux compères. J’étais abasourdi par la relation des événements qui avaient rythmé la vie du village depuis mon dernier séjour, qui remontait à quelques semaines à peine. Dès le lendemain, je pus en vérifier la teneur. Solange Gleize, devenue Delmas, avait fait une fausse-couche. Les méchantes langues s’en étaient délectées (« Pensez donc, faire un môme à trente-sept ans… »). L’événement était arrivé en juillet, quand le brave Auguste campait là-haut, où l’herbe est bien plus verte, la laissant seule avec ce nouveau malheur. Elle seule pouvait pleurer sur son destin, elle, qui avait auparavant, après la terrible guerre, abandonné un enfant bien né sur les marches de Saint-Éloi, à Montpellier. Depuis cette sale affaire, la pauvre Solange, que le mariage avait éloignée de son appétence à l’alcool, promenait sa neurasthénie – en laisse, car on est presque une dame, maintenant ! – de la maisonnette du couple à l’épicerie, avec une halte à la boulangerie – puisqu'il faut bien survivre aux saloperies que la vie vous met dans les pattes quand vous n’êtes pas venue au monde pour qu'il vous comble de bienfaits. Elle n’espérait plus que le retour de son berger, mortifiée à l’idée de lui apprendre qu’il ne serait jamais père. Notre vieil ami Étienne subissait les séquelles de son accident. Il ne se déplaçait plus sans le secours d’une canne. Complice de tous les instants, c’est à Jules qu’il prêtait à présent les meilleurs ouvrages de sa bibliothèque. Mon ami n’avait pas perdu son temps : il se rendait à l’école chaque soir après le travail, où l’affable Monsieur Benoît poursuivait son ambition de faire de lui un élève modèle. « Tu verras, je n’ai pas oublié tes leçons, et, un de ces jours, je vais te rattraper. Si mon paternel croit que je vais passer ma vie à aligner des chiffres dans ses registres, il se met le doigt dans l’œil jusqu’au cul ! » Il me surprit en me citant une liste impressionnante d’ouvrages qu’il avait consultés et digérés ces derniers mois. Il m’informa enfin qu’Andrzej, le jeune polonais, avait réintégré la boulangerie Chaumard sous la pression des autorités ecclésiastiques. Après tout, il avait été totalement disculpé. « Ne t’inquiète pas, il ne sait pas m’aimer comme toi. » Le propos se voulait rassurant, et je me dis « Que va-t-il se passer avec Émile, à la rentrée ? »
Soudain, au bord de la Dourbie, en ce mois d’août brûlant, nous eûmes froid. Un vent s’était levé, qui nous contraignit à nous rhabiller prestement. Je frissonnai intérieurement, aussi, en pensant à d’autres vents, plus mauvais, venus du nord et du sud de l’Europe, annonciateurs de tempêtes dévastatrices. J’avais encore un peu de temps à vivre le bonheur d’être jeune et bien vivant. Je décidai de jouir de chaque instant partagé avec Jules, de jouir et de vivre fortissimo avant le déluge.
(À suivre) © Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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J'ai besoin de remonter aux sources de la Dourbie, de faire quelque ménage dans toutes ces pages, de mettre au clair ce brouillon. Je reprends dès que possible.
Gay Cultes continue cependant, avec quelques billets d'humeur en attendant le retour des amants.
3 commentaires:
Bonnes vacances à Arphy ; attention c'est à 1 300 m d'altitude , pensez à prendre une petite laine .
Prenez tout le temps qu'il vous faudra, Silvano; nous serons patients, convaincus d'un retour magnifique de ces merveilleux amants.
Joël
On laisse vos héros momentanément (j'espère !) à regrets. Je comprends votre fatigue et le besoin de souffler un peu.
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