Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


jeudi 22 octobre 2020

Le roi des aulnes

J'écoutais hier soir dans un Paris sous black-out la fameuse version du poème de Goethe mise en musique par Franz Schubert interprétée par Dietrich Fischer-Dieskau accompagné par  Gerald Moore.
Le silence inaccoutumé d'une rue hier encore très animée et, dansant sur les murs blancs du salon sous les assauts du vent d'est, l'ombre des deux érables qui règnent sur la placette, se prêtaient admirablement, en totale adéquation, à cette redécouverte.

Quel est ce chevalier qui file si tard dans la nuit et le vent ?
C'est le père avec son enfant ;
Il serre le petit garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.

« Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d'effroi ton visage ?
— Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
— Mon fils, c'est un banc de brouillard.

— Cher enfant, viens, pars avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi,
Il y a de nombreuses fleurs de toutes les couleurs sur le rivage,
Et ma mère possède de nombreux habits d'or.

— Mon père, mon père, et n'entends-tu pas,
Ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ?
— Sois calme, reste calme, mon enfant !
C'est le vent qui murmure dans les feuilles mortes.

— Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ?
Mes filles s'occuperont bien de toi
Mes filles mèneront la ronde toute la nuit,
Elles te berceront de leurs chants et de leurs danses.

— Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas
Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ?
— Mon fils, mon fils, je vois bien :
Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.

— Je t'aime, ton joli visage me charme,
Et si tu ne veux pas, j'utiliserai la force.
— Mon père, mon père, maintenant il m'empoigne !
Le Roi des Aulnes m'a fait mal ! »

Le père frissonne d'horreur, il galope à vive allure,
Il tient dans ses bras l'enfant gémissant,
Il arrive à grand-peine à son port ;
Dans ses bras l'enfant était mort.

(Traduction de Charles Nodier)

Nota
On pensera évidemment au roman de Michel Tournier, prix Goncourt 1970 et au film de Volker Schlöndorff de 1996 qui en est l'adaptation.
D'aucuns relèveront l'aspect ambigu de ces œuvres, une exaltation de l'enfant quelque peu suspecte.
Certains exégètes, et non des moindres,  ont vu dans le texte de Goethe, un Roi des Aulnes en prédateur sexuel que l'avant-dernière strophe pourrait permettre d'accréditer.

Le personnage légendaire n'a pas fini de susciter la controverse. 

Moritz von Schwind

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour les très belles illustrations de ce poème dramatique. La voix de Dieskau n'est-elle pas un peu trop suave?
Jbbd

Silvano a dit…

Trop suave ? Non, chaude !

Jean a dit…

Une courte séquence du Souffle au Coeur de Louis Malle évoque ce poème. Les scouts autour du feu de camp, la nuit, jouent la scène. Laurent est "le père", le petit Michel l'enfant....
Merci pour vos billets.

Anonyme a dit…

Quel beau et terrible poème qui enseigne tant.
L'enfant est mort.
Un père peut il protéger son enfant, en réalité.
"Sois calme,reste calme, mon enfant" alors que lui même ne l'est pas. Ne fallait il pas qu'il cesse de fuir, s'arrête, se pose, berce calmement son enfant lui faisant doucement ressentir les jeux du brouillard, le murmure du vent, la paix des vieux saules et la promesse des fleurs, des chants et danses à venir.
Sois calme, reste calme s'adresse à notre époque.
Je suis reconnaissante à votre "journal" d'offrir cela.
Marie

Anonyme a dit…

Cette citation du Roi des Aulnes de Tournier n’en fait pas un prédateur,
je pense qu’à la manière de Baudelaire c’est juste de la lucidité.
L’enfant de douze ans a atteint un point d’équilibre
et d’épanouissement insurpassable
qui fait de lui le chef-d’œuvre de la création.
Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l’univers qui l’entoure
et qui lui paraît parfaitement ordonné.
Il est si beau de visage et de corps
que toute beauté humaine n’est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge.
Et puis, c’est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité
– cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes,
ces joues râpeuses, ce sexe d’âne démesuré, informe et puant
– fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône.
Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux,
l’œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall,
bref un adolescent.
Le sens de l’évolution est clair.
Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit, il faut devenir graine.
Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais.
Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l’espèce,
contraint d’apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique
dont l’humanité est en train de crever.
Tristesse, indignation. Mais à quoi bon?
N’est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d’autres fleurs?

Jean-Paul Bonne Journée

Silvano a dit…

Marie : c'est bon de vous relire ici.
Jean-Paul : "Cette citation du Roi des Aulnes de Tournier n’en fait pas un prédateur" : relisez, j'évoque Goethe et non Tournier.