Je donnais tout à Émile.
Sauf mes lèvres : un serment est un serment. Il essaya maintes fois de
m’embrasser, y compris par surprise. Je le repoussais alors d’une tendre
fermeté. Une fois rhabillé, il se recroquevillait dans l’encoignure de la
fenêtre et se renfrognait. Il boudait, et je trouvais cela charmant. Il
m’aimait. En mai, au creux du nid d’amour des Nathanaël, nous fîmes plus d’une
fois ce qui nous plaisait tant. Quand Marcel m’en donnait la clé, il disait
« Jouissez, mes petits, jouissez, mais discrètement : le parquet
craque, le lit grince, les voisins ont l’ouïe fine. Malgré les sourires de
convenance, je n’ai pas confiance. La délation est tristement dans les mœurs de
nos concitoyens. Un faux pas, et voilà mon paternel prévenu. »
Alors, nous faisions l’amour précautionneusement, étouffant les ultimes râles
d’une main plaquée sur la bouche, que nous gardions ainsi un moment, tant le
fou-rire, inévitablement, nous gagnait.
Le dernier samedi de ce même mois, de
mai, j’allai écouter Pierre Bloch qui jouait au Conservatoire. La solennité de
ce que l’on appelait pompeusement « auditorium » m’impressionna. Dans
le même temps, on allait remettre les prix qui sanctionnaient une année
d’étude. Les parents de Pierre étaient là, que je saluai rapidement. Je ne
connaissais pas son père, un homme de grande taille, d’aspect bienveillant. Il y
avait de la douceur dans son regard, et un voile de mélancolie qui me le rendit
immédiatement aimable. Mis à part les jeux d’orgue que j’allais entendre
quelquefois avec Émile, c’était mon premier concert. La classe de violon était
très fréquentée, ce qui me valut d’entendre de nombreux jeunes musiciens, dont
une jolie fille très adroite, coiffée à la Danièle Darrieux, qui joua, je
crois, une partita de Bach. J’étais à mon aise, maintenant, avec ce compositeur
que mon amoureux montpelliérain m’avait fait découvrir. Bloch se produisit en
dernier lieu. C’était le meilleur, que justifiait sa place dans le
programme. D’un air grave, il vint se placer à l’avant-scène. Je vis ses mains
trembler avant de se saisir de l’instrument. Je sus, à cet instant, ce que
voulait dire le mot « trac ». Je lui envoyai mes pensées les plus
encourageantes. Je crois que j’étais plus ému que lui. Je retins mon souffle
jusqu’aux premières notes. Celles qui suivirent m’indiquèrent qu’il avait
vaincu toutes ses craintes. Il s’était presque instantanément affirmé, oubliant
le monde extérieur, pénétrait au cœur de la musique. Il y a peu de temps, du tréfonds
de ma mémoire, est remontée la pièce qu’il joua ce jour-là. J’en avais retenu
le thème principal, une simple mélodie qui, par la suite, se fond dans un
torrent en jaillissements d’écume, passage qu’il exécuta avec une étonnante
virtuosité pour son jeune âge. Chez mon disquaire, auquel, sans craindre le
ridicule, je fredonnai les quelques notes du début, j’en retrouvai l’origine,
une œuvre de Pablo Sarasate intitulée Les Adieux, dont j’ai acquis l'enregistrement de Yehudi Menuhin.
Mon tourne-disque le joue pendant que j’écris ces lignes. Pierre Bloch m’apparaît,
pâle, concentré, brillant, musique. Il obtint le premier prix, distançant ses
camarades de plusieurs longueurs, excepté la jeune fille dont la coupe de
cheveux était calquée sur celle de la grande vedette de cinéma en vogue à l’époque,
qui obtint un deuxième prix. Je me souviens douloureusement que Pierre, dans
les coulisses, encore ému et fier de la récompense obtenue, avait croisé un
camarade auquel on avait attribué un deuxième accessit. Le garçon l’avait
toisé, ivre de haine : « Bloch, en Allemagne, on ne t’aurait même pas
laissé participer. Il vous faut tout, à vous autres ! » Mon ami m’avait
confié ces propos, sans se départir de ce flegme qui le caractérisait, sans que
la moindre larme perle au bord de ses yeux noirs. Comme j’en frissonnai de
dégoût, il dit, prophétique : « Ce n’est rien, Claude, ce n’est que le début. Ils
iront beaucoup plus loin. »
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.
"La gravité est le plaisir des sots"
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lundi 22 mai 2023
Mon amant de Saint-Jean | Épisode 74 : "Ce n'est que le début."
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4 commentaires:
Merci Silvano ce chapitre est magnifique, vous exprimez avec tellement de conviction l'emotion de Claude qui est penetre par cette musique que je suis frustre de ne pas etre present dans la salle Demian
Tout à fait d'accord avec Demian : encore une très belle page, émouvante, qui nous met dans le contexte d'une époque troublée. Merci pour votre constance, car les commentaires se font moins nombreux, mais vous tenez le rythme.
Les commentaires se font moins nombreux car chaque semaine il faudrait redire : chapitre magnifique, très belle page émouvante , merci de tenir le rythme ...
Je ne commente pas souvent, mais vous suis assidument chaque semaine avec le même plaisir. Bien à vous,
Jules
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