Georges Pérec visionnaire ! Ce texte — avant-propos de "La disparition", écrit en 1967, fait froid dans le dos, amenant à une réflexion sur l'époque actuelle. Si certains veulent prendre le temps de le lire, ils ne manqueront pas de faire la relation :
" Où l'on saura plus tard qu'ici s'inaugurait la Damnation
Trois cardinaux, un rabbin, un amiral franc-maçon, un trio d'insignifiants politicards soumis au bon plaisir d'un trust anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par placards, qu'on risquait la mort par inanition. On crut d'abord à un faux bruit. Il s'agissait, disait-on, d'intoxication. Mais l'opinion suivit. Chacun s'arma d'un fort gourdin.« Nous voulons du pain », criait la population, conspuant patrons, nantis, pouvoirs publics. Ça complotait, ça conspirait partout. Un flic n'osait plus sortir la nuit. À Mâcon, on attaqua un local administratif. À Rocamadour, on pilla un stock : on y trouva du thon, du lait, du chocolat par kilos, du maïs par quintaux, mais tout avait l'air pourri. À Nancy, on guillotina sur un rond-point vingt-six magistrats d'un coup, puis on brûla un journal du soir qu'on accusait d'avoir pris parti pour l'administration. Partout on prit d'assaut docks, hangars ou magasins.
Plus tard, on s'attaqua aux nord-africains, aux noirs, aux juifs. On fit un pogrom à Drancy, à Livry-Gargan, à Saint-Paul, à Villacoublay, à Clignancourt. Puis on massacra d'obscurs troufions, par plaisir. On cracha sur un sacristain qui, sur un trottoir, donnait l'absolution à un commandant C.R.S. qu'un loustic avait raccourci d'un adroit coup de yatagan.
On tuait son frangin pour un saucisson, son cousin pour un bâtard, son voisin pour un croûton, un quidam pour un quignon.
Dans la nuit du lundi au mardi 6 avril, on compta vingt-cinq assauts au plastic. L'aviation bombarda la Tour d'Orly. L'Alhambra brûlait, l'Institut fumait, l'Hôpital Saint-Louis flambait. Du parc Montsouris à la Nation, il n'y avait plus un mur d'aplomb.
Au Palais-Bourbon, l'opposition criblait d'insultants lazzi, d'infamants brocards, d'avilissants jurons, un pouvoir qui s'offusquait sous l'affront, mais s'obstinait, blafard, à amoindrir la situation. Mais tandis qu'au Quai d'Orsay on assassinait vingt-trois plantons, à Latour-Maubourg, on lapidait un consul hollandais qu'on avait surpris volant un anchois dans un baril. Mais tandis qu'à Wagram on battait jusqu'au sang un marquis à talons nacarat qui trouvait d'un mauvais goût qu'on pût avoir faim alors qu'un moribond lui suppliait un sou, à Raspail, un grand Viking au poil Uond qui montait un canasson pinçard au poitrail sanglant, tirait à l'arc sur tout individu dont l'air l'incommodait.
Un caporal, qu'affolait soudain la faim, volait un bazooka puis flinguait tout son bataillon, du commandant aux soldats ; promu aussitôt Grand Amiral par la vox populi, il tombait, un instant plus tard, sous l'incisif surin d'un adjudant jaloux.
Un mauvais plaisant, pris d'hallucinations, arrosa au napalm un bon quart du Faubourg Saint-Martin. A Lyon, on abattit au moins un million d'habitants ; la plupart souffraient du scorbut ou du typhus.
Pour un motif inconnu, un commis municipal aux trois quarts idiot consigna bars, bistrots, bil- lards, dancings. Alors la soif fit son apparition. Par surcroît, mai fut brûlant : un autobus flamba tout à coup ; l'insolation frappait trois passants sur cinq.
Un champion d'aviron grimpa sur un pavois, galvanisant un instant la population. Il fut fait roi illico. On l'invita à choisir un surnom sonnant ; il aurait voulu Attila III ; on lui imposa Fantomas XVIII. Il n'aimait pas. On l'assomma à la main. On nomma Fantômas XXIII un couillon à qui l'on offrit un gibus, un grand cordon, un stick d'acajou à cabochon d'or. On l'accompagna au Palais-Royal dans un palanquin. Il n'y arriva jamais : un gai luron, criant « Mort au Tyran ! À moi, Ravaillac ! » l'ouvrit au rasoir. On l'inhuma dans un columbarium qu'un commando d'ahuris profana huit jours durant sans trop savoir pourquoi.
Plus tard, on vit surgir un roi franc, un hospodar, un maharadjah, trois Romulus, huit Alaric, six Atatürk, huit Mata-Hari, un Caïus Gracchus, un Fabius Maximus Rullianus, un Danton, un Saint-Just, un Pompidou, un Johnson (Lyndon B.), pas mal d'Adolf, trois Mussolini, cinq Caroli Magni, un Washington, un Othon à qui aussitôt s'opposa un Habsbourg, un Timour Ling qui, sans aucun concours, trucida dix-huit Pasionaria, vingt Mao, vingt-huit Marx (un Chico, trois Karl, six Groucho, dix-huit Harpo).
Au nom du salut public, un Marat proscrivit tout bain, mais un Charlot Corday l'assassina dans son tub.
Ainsi consomma-t-on la liquidation du pouvoir : trois jours plus tard, un tank tirait du quai d'Anjou sur la Tour Sully-Morland dont l'administration avait fait son bastion final ; un adjoint municipal monta jusqu'aux toits ; il apparut, agitant un fanion blanc, puis annonça au micro l'abdication sans condition du Pouvoir Public, ajoutant aussitôt qu'il offrait, quant à lui, son loyal concours pour garantir la paix. Mais son sursaut fut vain, car, sourd à son imploration, l'imposant char d'assaut, sans sommation ni ultimatum, rasa jusqu'aux fondations la Tour. Quant au soi-disant dispositif martial qu'on instaura sous l'instigation d'un grand nigaud à qui la garnison avait imparti tout pouvoir, il fut d'autant plus vain qu'il aggrava la situation.
Alors ça tourna mal. On vous zigouillait pour un oui ou pour un non. On disait bonjour puis l'on succombait. On donnait assaut aux autobus, aux corbillards, aux fourgons postaux, aux wagons-lits, aux taxis, aux victorias, aux landaus. On s'acharna sur un hôpital, on donna du knout à un agonisant qui s'accrochait à son grabat, on tira à bout portant sur un manchot rhumatisant. On crucifia au moins trois faux Christ. On noya dans l'alcool un pochard, dans du formol un potard, dans du gas-oil un motard.
On s'attaquait aux bambins qu'on faisait bouillir dans un chaudron, aux savoyards qu'on brûlait vifs, aux avocats qu'on donnait aux lions, aux franciscains qu'on saignait à blanc, aux dactylos qu'on gazait, aux mitrons qu'on asphyxiait, aux clowns, aux garçons, aux putains, aux bougnats, aux typos, aux tambours, aux syndics, aux Mussipontins, aux paysans, aux marins, aux milords, aux blousons noirs, aux cyrards.
On pillait, on violait, on mutilait. Mais il y avait pis : on avilissait, on trahissait, on dissimulait. Nul n'avait plus jamais un air confiant vis-à-vis d'autrui : chacun haïssait son prochain. "
J'ai programmé ce texte hier.
Je ne savais alors à quel point il se justifierait aujourd'hui.
Je ne savais alors à quel point il se justifierait aujourd'hui.
3 commentaires:
Quel chaos! Bien en accord avec l'actualité. Je suis trop triste ce matin pour trouver plus de mots.
je croyais qu'il n'y avait pas de e dans La Disparition or j'en ai trouvé deux dans ce texte. Etrange ! Tout fout l'camp!
Me voici aux États-Unis (mon pays d'origine) souhaitant que je ne suis jamais parti à vivre à Europa. Je suis noir. Je suis gay. Je suis inquiet. Et pas seulement pour moi, mais pour tous les "autres" aussi.
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