Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


jeudi 11 juillet 2013

A Pise avec Camus


"L’Arno noir et doré, les monuments jaunes et verts, la ville déserte, comment décrire ce subterfuge si soudain et si adroit par lequel Pise à dix heures du soir se change en un décor étrange de silence, d’eau et de pierres. "C’est par une nuit pareille Jessica!"… Sur ce plateau unique, voici que les dieux paraissent avec la voix des amants de Shakespeare… Il faut savoir se prêter au rêve lorsque le rêve se prête à nous. Le chant plus intérieur qu’on vient chercher ici, j’en sens déjà les premiers accords au fond de cette nuit italienne. Demain, demain seulement, la campagne s’arrondira dans le matin. Mais ce soir, me voici dieu parmi les dieux et, devant Jessica qui s’enfuit "des pas emportés de l’amour", je mêle ma voix à celle de Lorenzo. Mais Jessica n’est qu’un prétexte, et cet élan d’amour la dépasse. Oui, je le crois, Lorenzo l’aime moins qu’il ne lui est reconnaissant de lui permettre d’aimer. Mais pourquoi songer ce soir aux amants de Venise et oublier Vérone? C’est qu’aussi bien rien n’invite ici à chérir des amants malheureux. Rien n’est plus vain que de mourir pour un amour. C’est vivre qu’il faudrait. Et Lorenzo vivant vaut mieux que Roméo dans la terre et malgré son rosier. Comment alors ne pas danser dans ces fêtes de l’amour vivant. Dormir l’après-midi sur l’herbe courte de la Piazza del Duomo, au milieux des monuments  qu’on a toujours le temps de visiter, boire aux fontaines de la ville où l’eau était un peu tiède mais si fluide, revoir encore ce visage de femme qui riait, le long nez et la bouche fière. Il faut comprendre seulement que cette initiation prépare à des illuminations plus hautes. Ce sont les cortèges étincelants qui mènent les mystes dionysiens à Eleusis. C’est dans la joie que l’homme prépare ses leçons et parvenue à son plus haut degré d’ivresse, la chair devient consciente et consacre sa communion avec un mystère sacré dont le symbole est le sang noir. L’oubli de soi-même puisé dans l’ardeur de cette première Italie, voici qu’il prépare à cette leçon qui nous délie de l’espérance et nous enlève à notre histoire. Double vérité du corps et de l’instant, au spectacle de la beauté, comment ne pas s’y accrocher comme on s’agrippe au seul bonheur attendu, qui doit nous enchanter, mais périr à la fois."

Albert Camus
Le désert (in Noces)
Lecture numérique ici (à partir de la page 38) : clic
L'extrait du texte, recopié par mes soins, ne provient pas du fichier ci-dessus (ouf !)


 
Romeo et Giulio ?



Nota :
C'est amusant, finalement, de vivre en hétérocratie : on peut, à loisir, transposer les mythes, imaginer "Roméo et son Jules". En ce qui concerne ce beau texte, là-haut, j'avoue mon désarroi : je n'ai pas trouvé l'équivalent masculin du prénom "Jessica". Peut-être le très américain "Jesse" ? Adieu, dans cas, à la musicalité de la langue de Goldoni. Désespérant. 
Photo ci-contre : du film Roméo et Juliette de Franco Zeffirelli (qui n'est pas hétéro).


3 commentaires:

Cyril a dit…

Romeo et Tristan…

Pierre a dit…

Voyant une certaine ambiguïté dans leurs dialogues, j’ai toujours aimé à penser qu’il y avait (eu) "quelque chose" entre Roméo et Tybalt. Mercutio nomme ce dernier : « King of cats » et j’entends : « cats » pour : « cazzi »...

Silvano a dit…

Che Cazzo, ecco !