Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 11 avril 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 6 : Une belle rencontre

(...) je vois entre vous quelque chose d'exceptionnel...

Résumé
Après l'Alsace, nous voici à présent à Montpellier où Marcel Fabre a reçu une lettre désespérée de Roland Sieffert, son jeune correspondant de Neuf-Brisach, qu'il s'efforce, dans sa réponse, de rasséréner autant que faire se peut. Marcel, étudiant en pharmacie, vit une très belle histoire d'amour avec André Foulques, un jeune diplômé des beaux-arts qui brosse les toiles pour les décors du Grand Théâtre.
Les deux jeunes hommes abritent leur amour dans une mansarde louée par le père de Marcel pour lui permettre d'étudier en toute quiétude. S'y déroulent des ébats qui jetteraient l'opprobre sur les deux tourtereaux s'ils venaient à être découverts.

« Maurrassiens de merde, quel torchon ! » L’homme n’a pu contenir l’indignation qui s’est emparée de lui à la lecture de la première page de L’Éclair dont un exemplaire avait été laissé sur la table voisine par un client distrait ou désireux de diffuser les idées antirépublicaines de ce quotidien régional. De quoi lui gâcher cette matinée d’un printemps bienvenu qui lui a permis de faire sans rechigner le voyage jusqu’à la grande ville. Il est arrivé hier en fin d’après-midi après un long périple en autobus cahotant et le défilé monotone des petites gares qui jalonnent le trajet de la Micheline qui relie Millau à Montpellier via Béziers. Le soir, ses pas l’ont mené sans hasard jusqu’au Peyrou, où, amusé et surpris de leur effronterie, il a vu deux beaux jeunes hommes s’embrasser sans façon sur un banc accueillant, sous la faible lumière jaunâtre d’un lampadaire. À son âge et à l’heure qu’il est, son regard n’est pas concupiscent, mais complice et bienveillant. D’expérience, il sait combien est jalonné de dangers le chemin qu’ont choisi d’emprunter les garçons « comme ça », tels qu’ils se désignent entre eux. Il les a abordés sans ambages entre deux baisers et enjoints à la prudence. Il sait que des fripouilles font des descentes nocturnes dans ces lieux où les « abominables » se rencontrent. Il sait bien que la trouille au ventre fait partie du jeu, qu’elle ajoute pour certains à l’excitation de la chasse nocturne. Les deux amants ont conscience des périls qui les guettent : « Vous savez, Monsieur, je n’hésiterais pas à faire le coup de poing. J’ai l’air d’une femmelette ? » s’esclaffe à demi le plus enjoué des deux. La conversation a pris un tour aimable bien que chuchotée et les trois nouveaux compères ont décidé de la poursuivre dès le lendemain en pleine lumière.

*
  « Maurrassiens de merde, quel torchon ! »
À la table du Grand Café Riche de la Place de la Comédie où les deux garçons viennent tout juste de le rejoindre résonne le rire de Marcel Fabre :
« Ah Monsieur, sûr qu’à côté, le Petit Méridional, c’est un canard communiste ! »
L’homme à cheveux blancs, qui a revêtu un élégant costume trois pièces, confirme l’impression qu’il leur a laissée la veille au soir. Il est affable, souriant, visiblement heureux de rompre sa solitude. À la lumière ardente de midi, il peut vérifier ce qu’il avait entrevu dans la semi-obscurité : ses voisins de table sont deux jeunes hommes bruns, sympathiques, vigoureux, beaux. L’accent chantant de Fabre est un don du ciel qui va bien à son teint, hâlé en toute saison.
— J’étais partagé entre ennui et colère à la lecture de cette feuille tout juste bonne à accrocher au clou des vécés !
Si Foulques, d’un naturel réservé, éprouve quelque gêne à frayer avec le premier venu, Marcel est plus hardi, qui prend place avec enthousiasme en face de cet homme qui lui semble si bienveillant, sous le regard d’un Dédé plus méfiant. Il en est de l’amitié comme de l’amour : elle peut se déclencher en coup de foudre que les esprits les plus ouverts sont aptes à déceler sans hésitation. C’est le cas ; et après que Foulques s’est enfin décidé à rompre sa glace, voici nos trois consommateurs devisant comme de vieux amis heureux de se retrouver. Le voyageur se nomme Etienne Jacob, se dit retraité de l’enseignement – humble, il ne fait pas état de sa carrière universitaire –, vit dans l’Aveyron et séjourne à Montpellier pour y régler une affaire de succession qui a pris un tour compliqué nécessitant ce déplacement. Marcel et André sont charmés par cet homme d’un âge certain avec lequel s’affirme la complicité de la veille. Au fil de l’échange, Étienne Jacob évoque, au fil de la discussion, des noms de personnalités que la rumeur désigne comme « en étant ». Ainsi s’amuse-t-il des prénoms de ses deux interlocuteurs, Marcel, comme Proust et André, comme Gide ! « Plus je vous observe, plus je vois entre vous quelque chose d’exceptionnel, savez-vous ? »
Ah, la malice du vieil homme, les deux amants ne sont pas dupes : ce qui les lie est donc aveuglant à qui sait entrer dans le cœur de ses semblables ! Les affinités qui forgent les amitiés véritables se révèlent tout au long de la discussion, au point que personne ne songe à prendre garde au temps qui s’écoule ; jusqu’au moment où Etienne, scrutant sa montre à gousset, s’avise qu’il a failli manquer de peu son rendez-vous chez le notaire. Avant de s’éloigner d’un pas vif, il a tout juste le temps de leur confier son adresse aveyronnaise. « Si vous avez envie de grand air et de balades dans la campagne, ma chambre d’amis est à votre disposition aussi longtemps que vous voudrez et nous poursuivrons à loisir cette intéressante conversation. » Sans consulter son compagnon, Marcel s’enflamme : « Ah, mais nous viendrons, nous viendrons ! »
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022 

 (...) il a vu deux beaux jeunes hommes s’embrasser...

4 commentaires:

Pippo a dit…

Une fois encore, cher Silvano, un texte enchanteur. Comme j'aimerais suivre Marcel et André chez leur vieil ami Étienne, plein de sagesse et de raison, qui, en échange de son expérience, vivra une nouvelle jeunesse à l'écoute des propos et à la vue des baisers des jeunes Éliacin.
Beau lundi.

Anonyme a dit…

Maurrassiens de m*** , ça commence plutôt de façon sympathique. (À mon sens, désolée).
Je regrette de n'avoir pas pu aller à Montpellier, lors d'un séjour fait dans l'Hérault, mais je suis allée à Sète (voir le cimetière marin) et à Pézenas. Pcq M'ont est aussi la ville natale d'un écrivain que Gallimard a rééditée en 2017? 6? Jeanne Galzy- les Allongés, Jeunesse déchirée, la tétralogie La surprise de vivre). Enfin.
* le retraité de l'enseignement lui, m'a fait penser à Max Jacob (le nom sans doute.. )

Pivoine.

Anonyme a dit…

Une douceur de vivre , voilà ce que m'inspire ce texte...De plus je suis touché , les lieux évoqués ,je les connais.
Merci à vous.
Serge

Antoine a dit…

Je vous lis entre deux cours comme chaque lundi et vous me donnez de la matière : Maurras sera à l'un de mes futurs programmes. Belle entreprise que la vôtre, effectivement.