(...) aux plaisirs de la danse entre hommes. |
Jamais plus je n’aimerais les écrevisses à la nage. Je m’en étais
pourtant délecté ce jour-là, dans ce restaurant des bords du Lez où l’oncle
Octave nous avait invités. La guinguette où l’on fêta ma seizième année n'était
pas comparable en tous points à celle de La belle équipe (1) : il y avait le
restaurant, où se déroulèrent nos agapes, et, séparées par une frontière bien
visible, des tables de métal où le tout-venant pouvait prendre place pour
écluser simplement une bouteille de vin, boire une bière fraîche et guincher à
sa guise, à la condition expresse de renouveler les consommations toutes les
heures. À cet emplacement, on pouvait aussi apporter son manger, comme
l’indiquait un écriteau de bois d’olivier suspendu à un toit de tôle. Du côté « riche »,
lustres à pampilles, banquettes de moleskine, serviettes et nappes blanches servaient
de décor au ballet de serveurs obséquieux, courbés jusqu’à toucher du front les
tapis de laine bouclée qui ouataient l’atmosphère, en contrepoint aux rideaux
de velours, grand-ouverts pour permettre de jouir d’un automne qui tardait à s’assumer,
prenant, cette année, des airs de printemps. Toisant l’herbe grasse et les fleurs
épanouies, les saules, eux-mêmes, semblaient se forcer à pleurer. Déjà s’ébattaient
dans le tout petit fleuve tranquille des baigneurs semblables à ceux du tableau
de Bazille que j’avais admiré au Musée Fabre avec un Marcel du même nom. Dans
ce mois d’octobre qui jouait aux avrils, me chatouillait l’envie de quitter mon
costume et de rejoindre ces modernes tritons, de m’exercer avec l’un deux à une
lutte prétexte à l’étreinte, peau contre peau, halètements d’athlètes du
dimanche, sensualités libérées, spasmes, presque. Je rêvassais de la sorte
quand arriva la salade russe à laquelle succédèrent ces crustacés d’eau douce
que j’avais vus, parfois, dévalant la Dourbie et dont je n’avais jamais pensé qu’on
pouvait les accommoder d’aussi plaisante façon. Je mangeai pour la première
fois de ma vie, et pour la dernière, des « écrevisses à la nage » dont
le mode de préparation avait de quoi m’étonner. Magali m’informa en effet qu’on
les plongeait vivantes dans l’eau bouillante et je me retins de m’en affliger
aux yeux de tous. Quelle barbarie ! Ma mère avait perçu ma gène et me dit que Viguier,
notre Maire, en était friand, de ce qu’on en disait au village. Je mangeai en
me forçant ces pauvres bêtes qui jamais plus ne nageraient dans les eaux
limpides de la rivière voisine. Quand on apporta les rince-doigts, ma cousine
me porta l’estocade, me révélant l’existence d’une « peste de l’écrevisse »
qui avait tué de nombreux gourmets à la fin du siècle passé ! Je ne goûtai
la suite du repas, gibiers et fromages qu’avec un appétit contrarié, sous l’œil
espiègle de ma voisine de table. J’eusse préféré cent
fois me régaler de l'un de ces casse-croûtes qu’avaient apportés les braves gens qui
pique-niquaient sur la rive, que je contemplais avec envie : saucissons,
œufs durs, pâté de foie, camembert, étaient davantage dans mes goûts. Sur l’estrade
d’une grande salle qui jouxtait le restaurant s’était installé un trio de
musiciens avec l’indispensable accordéoniste, secondé par un batteur et un
contrebassiste. Lorsque, au dessert, on apporta un énorme gâteau surmonté de
seize bougies et que l’orchestre joua « bon anniversaire, nos vœux les
plus sincères » mon visage s’empourpra sous cette avalanche d’honneurs.
Magali, jamais en mal de plaisanterie, me compara aussitôt au crustacé qui, je m’y
étais résolu, ne ferait jamais plus mes délices.
Je n’avais jamais dansé. Ou seulement
pour faire le clown avec Goupil dans notre refuge, ou bien, tout nus, au bord de
quelque plan d’eau propice à nos débauches. Ma cousine m’entraîna vivement « Tu
vas voir, c’est facile ! » vers le parquet paraffiné où, déjà, de
nombreux couples évoluaient sur des rythmes de valse et de java. « Tu as
les pieds qui bafouillent, mais ça va venir, tu as le rythme ! » m’encourageait-elle.
Je devais être doué, car je parvins à valser proprement en peu de temps ;
l’envie de me dépenser après ces deux heures d’immobilité n’était pas étrangère
à ces rapides progrès, de même que le vin – de chez Fabre, évidemment ! J’aimai
ce tournoiement, cette griserie. Je me surpris à penser que mon bonheur eût été
complet si j’avais virevolté ainsi dans les bras de Jules ou d’un garçon de mes
amis en guise de cavalier. « Cheveux de neige » m’avait appris qu’à
Paris, des bals accueillaient les gens comme moi et qu’on pouvait s’adonner
sans crainte aux plaisirs de la danse entre hommes. Après de nombreux tours de
piste, exténué, je mis à profit la ronde des digestifs et des cafés de la
grande table pour tomber la veste dans l’intention de m’allonger sur l’herbe en
prenant soin de m’éloigner des regards de mes proches. Une fine casquette posée sur ses cheveux blonds, vêtu comme un petit prince, à l’ombre d’un tilleul
lisait Émile Boisselier.
(1) Film de Julien Duvivier (1936)
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
Épisodes précédents : cliquer
(...) des baigneurs semblables à ceux du tableau de Bazille... |
Illustrations
1/ Photographe anonyme - Collection Roberto Camplone
2/ Scène d'été - Les baigneurs (Frédéric Bazille 1869)
3/ Le pêcheur à l'épervier (Frédéric Bazille 1868)
12 commentaires:
Comparez Bazille à Cézanne
Heureux de retrouver mon feuilleton, après une séance de rattrapage, car j'ai fui le numérique pendant mes vacances. La découverte de l'Émile tentateur, le retour en Alsace par "Grande illusion" interposée, et à présent, cette description très imagée du dimanche au bord de l'eau : je suis comblé. Merci.
Et obtempérez (ou pas) à l'injonction de l'adjudant-chef uvdp, même si l'on peut préférer les baigneurs aux baigneuses.
Merci, et bonne rentrée.
Alex Cendre : Cézanne a peint aussi des baigneurs ... je vous prie de suivre le lien et de bien vouloir comparer .
Silvano : je suis prêt à parier qu'Émile Boisselier lit du Gide .
Signé : l'adjudant-chef pinailleur et soufre douleur de Silvano .
Évidemment, Frédéric Bazille est de Montpellier. D'où le choix je suppose... il est mort pendant la guerre de 70... le pauvre. Ses baigneurs sont un peu figés. Mais sa peinture est très différente aussi de Cézanne. Ex la réunion de famille.
Pivoine : oui, et pas seulement en raison de Montpellier, mais aussi de Fabre. Bazille/Cézanne, ce n'est pas comparable.
udvp : concernant Boisselier, vous avez apparemment sauté 2 épisodes. Je vous laisse remonter le temps.
Merci Silvano pour ces baigneurs, les styles ne sont pas comparables et je reste charmé par ceux de Bazille.
Et sinon « Jamais plus je n’aimerai » conviendrait mieux.
estèf
estèf : ça conviendrait mieux, en effet, si j'écrivais au présent. S'il y a des linguistes, le débat reste ouvert. Merci de me suivre.
Pourquoi ne pas écrire : " Jamais , plus jamais d'écrevisses à la nage ! Je m’en étais pourtant délecté ... " ?
uvdp : pas mal ! Je reverrai ça lors de la mise au propre.
Votre écriture me fait du bien, cher Silvano. Elle dessine doucement des sourires sur mon visage au rythme de vos mots.
L'écrivain fait le lecteur et le lecteur, l'écrivain. Il y a, là, un joli consentement qui nous fait visiter des mondes, des époques, des sentiments, des émotions ; qui ouvre les portes d'un monde qui pourrait nous paraître clos.
J'aime cela.
Merci aussi de nous permettre de retourner dans le passé de votre roman nous permettant ainsi de le feuilleter en ayant, bien sûr, compris qu'il n'était pas définitif.
Marie
Marie : ce sont des commentaires tels que le vôtre qui m'incitent à persévérer. Merci.
Je vous suis avec assiduité depuis le premier épisode et vous félicite pour votre persévérance. Je sais que les blogs sont très peu lus par les jeunes, qui préfèrent l'instantané, le flash. C'est dommage, notamment pour les gays qui ont tout à apprendre de leur histoire identitaire. Ce roman historique, très bien écrit (trop ?), leur ferait beaucoup de bien. Obstinez-vous, merci !
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