Souvent,
pendant les vacances chez la grand-mère, l’oncle Jean enfourchait son vieux
vélo et venait rendre visite à la famille après avoir prévenu par lettre de son
arrivée.
Il
vivait et travaillait dans un petit hôtel de Montpellier, dans une ruelle toute
proche du théâtre de la grande place et de sa fontaine.
Quand,
dans le giron familial, on évoquait le frère de la mère de Paul, on prenait des
airs entendus et répondait au gamin curieux que le tonton était un peu
"drôle".
On
sous-entendait que ce "vieux garçon" était en quelque sorte un
"demeuré".
De
ses randonnées à bicyclette dans la campagne environnante avec "le
Jean" – c'est ainsi que son père le désignait -, Paul garde le souvenir de
discussions qui ne laissaient apparaître le moindre désordre psychique.
C'était
un homme de petite taille, malingre, aux cheveux blonds coupés courts, d'une
gentillesse à toute épreuve, qui pensait toujours à garnir sa besace de quelque
friandise pour le neveu qui était aussi son filleul.
Paul
se souvient de ces bâtons de chocolat fourrés d'une substance sucrée qu'il ne
saurait définir ;
Cette
attitude compassionnelle que l'on adoptait en l'absence de l'oncle pour parler
de lui le hérissait déjà à cette époque sans qu’il en connaisse la raison.
A
l'hôtel, Jean était le factotum des propriétaires, tour à tour serveur,
concierge, veilleur de nuit, homme de peine.
Il
s'était rendu indispensable, garçon efficace et discret, partageant avec ses
patrons leurs séjours en villégiature.
Il
y avait là quelque mystère que Paul s'efforça de mettre à jour beaucoup plus
tard, à l'âge adulte, après le décès de sa mère, cette sœur que Jean semblait
aimer tendrement, lui qui pourtant s’était détaché de ses proches.
Paul
comprit que l’oncle avait trouvé sa vraie famille dans ce petit hôtel pour
voyageurs de commerce ; il s’agissait peut-être, pensait il, d’une auberge
borgne pour rendez-vous sordides, d’un de ces coupe-gorges qui servaient de
décor à ces vieux films policiers d’après-guerre.
En
ces journées si sombres, il décida de s'y rendre pour revoir ce désormais vieil
homme, lequel, depuis longtemps n'avait plus donné de nouvelles, silhouette
dissimulée derrière un arbre à l'issue de la cérémonie funèbre, ignoré
superbement par le reste de l'assistance.
Jean
le reçut aimablement, délaissant quelque besogne pour lui offrir un café servi
sur une table recouverte d'une toile-cirée à carreaux Vichy d’un autre temps
L'hôtel
était bien tenu, mais la propreté ne parvenait à dissimuler l'état de
délabrement dans lequel, lentement, il agonisait ;
les bulldozers des démolisseurs n’attendraient guère.
Paul
ce jour-là ne sut trouver les mots, ne sut exprimer les interrogations qui
l'habitaient.
La
conversation fut de convenance, le jeune homme décelant malgré tout une étincelle
dans les yeux de l'oncle quand il prononçait les mots "mon patron".
Les
non-dits étant l'usage dans cette famille si désunie, Paul s'était forgé sa
propre idée de cet homme chuchoté depuis toujours.
Mais
jamais, ce jour-là, il ne sut dire ce qu'il avait l'intention d'exprimer : « tu
sais, oncle Jean, j'ai compris et, tu sais, je suis comme toi, nous sommes
semblables, de la même essence ».
Il
ne sut pas le lui dire.
Toute
sa vie, il le regrettera.
(c) Silvano Mangana - Gay Cultes
5 commentaires:
=Il ne sut pas le lui dire. Toute sa vie, il le regrettera" : il vaut souvent mieux, en effet, regretter ce qu'on a fait que ce qu'on n'a pas fait...
Beau texte, très émouvant. Merci.
Tendre et si bien dépeint! la dernière ligne est si lourde de sens: à méditer
Très émouvant. je suis sûr que ça parle à beaucoup d'entre nous.
NOUs connaissons le mélomane, le musicien, qui nous enchante et anime les caves, nous aimerions aussi connaitre l'écrivain qui il est et où il publie....
C'est un très beau texte Silvano. Il parle de la fraternité que nous nous devons, mais aussi de tout ceux que nous avons croisés sans pouvoir leur parler, sans le vouloir parfois. Et il nous arrive aussi d'être celui qui voudrait être entendu pour ce qu'il est vraiment.
Pierre
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