(...) je m’allongeai sur le lit et dormis profondément durant plus d’une heure. |
Saint-Jean, Aveyron, septembre 1937
La mère de Claude Bertrand, le narrateur, a sollicité son oncle Octave Rochs pour permettre à son fils de suivre de sérieuses études à Montpellier. L'oncle a répondu favorablement, s'engageant à recevoir son petit-neveu dans sa famille et à veiller sur lui. Les deux garçons qui s'aiment sont ainsi séparés, car le père de Jean Goupil, inflexible, estimant que son jeune fils "en sait assez", refuse d'envisager que ce dernier, pour étudier, quitte le village où son destin semble tracé : il travaillera avec lui dans la menuiserie dont il a fait une affaire florissante. Jeannot est déterminé malgré tout à rejoindre son amoureux.
C’est un train apoplectique qui me mena de Millau à Montpellier, dans
lequel, vu la chaleur qui vous oppressait encore en cette fin de saison, on
avait le choix entre la suffocation et, pour peu qu’on ouvre la fenêtre du
compartiment, les exhalaisons d’anthracite de l’antique locomotive à vapeur,
qui vous donnaient l’apparence d’un ramoneur. À l'approche du terminus, vu l’état des commodités si incommodes
du wagon où coulait un mince filet d’eau jaunâtre, je dus me débarbouiller le
visage à l’aide de mon mouchoir que je mouillai de salive avec un profond
dégoût. Un jour de fête votive à Ganges, ma mère m’avait ainsi décrassé au vu
de tous ; le souvenir de cet épisode humiliant provoque en moi, aujourd’hui
encore, une réaction proche de la nausée.
En descendant de la voiture, je fus happé par la fourmilière humaine qui
grouillait dans la gare du chef-lieu de l’Hérault. De grande ville, je ne
connaissais que Millau. J’étais abasourdi par le tumulte ambiant, le
va-et-vient incessant d’une foule disparate où se croisaient sans se voir bourgeois
et gens de peu, pauvres hères vaquant au rien du tout, mendiants, caraques(1),
ouvriers regagnant leur cité-dortoir et de jeunes hommes, dont certains
n’avaient pas mon âge, qui semblaient attendre, figés, le secours de la
providence.
J’avais avec moi, outre mon énorme valise, mon petit carnet, un viatique, sur
la couverture duquel Jeannot avait dessiné au stylo-plume, la veille de mon
départ, un cœur rouge sang ; j’y avais noté l’itinéraire jusqu’à la rue du
Faubourg de Nîmes où se trouvait la maison de l’oncle Octave.
À sept heures du soir régnait dans la
ville une animation qui m’effrayait et m’émerveillait à la fois. Le jour
baissait déjà la garde et les lumières des magasins prenaient le relais,
égayant les rues de mille feux qui voulaient aimanter le chaland éventuel :
« Viens, l’entrée est libre, achète, achète donc ! ».
Je traversai la place de l’Œuf(2) où se pavanaient les Trois Grâces et, plutôt que
d’emprunter son allée où brillait l’enseigne du Pathé Cinéma, je traversai l’esplanade, me détournant
pour admirer le bassin où évoluaient des cygnes arrogants et superbes.
J’allais de découverte en ravissement, de parterres fleuris en kiosque à
musique, de balançoires et tricycles en autos mécaniques pour enfants, je
humais le parfum d’une nouvelle vie. Le poids de mon lourd bagage avait freiné
mon allure et je m’assis sur un banc, éreinté. Le cœur dessiné sur le carnet,
je l’entendais battre, lancinant ; c’était Jean qui m’appelait !
Je m’étais assoupi et perdais tout repère. Quand je revins à moi, je le
cherchai d’un geste large et ne brassai que son absence, dépité.
Je repris mon cheminement, m’efforçant d’accélérer la marche ; il ne
fallait pas que les Rochs s’inquiètent ; pour un premier jour, je ne
pouvais faillir.
J’arrivai au Faubourg de Nîmes avec
seulement quinze minutes de retard. Avant de tirer sur la poignée de la cloche,
j’embrassai du regard la vaste bâtisse de pierre taillée qui comptait deux
étages à balcons fleuris et bien dans le style du pays, des garde-corps de
métal ouvragé et des volets gris-clair comme j’en avais remarqué de nombreux en
ville. Maison bourgeoise, certes, mais dénuée de ces ornementations
boursouflées qui exposent au tout-venant l’opulence des propriétaires. Ma mère
avait dit avec fierté « Tu verras, l’oncle possède un hôtel
particulier » et, naïvement, je m’étais demandé pourquoi diable devrais-je vivre à l’hôtel.
Je vis qu’on écartait un rideau, scrutant sans doute mon arrivée. Après le
tintement de la cloche apparut une jeune fille souriante qui fit crisser le
gravier de l’allée d’un pas léger, vif, impatient. C’était une brunette de
vingt-deux ans aux yeux noirs, souriante, un peu replète, qui éveilla aussitôt
ma sympathie.
« Claude ! Je suis ta cousine Magali, bienvenue à Montpeul’, tu as
fait bon voyage ? Tu ne nous en veux pas de ne pas être venus à la
gare ? Tu comprends, j’avais des exercices à terminer, maman est en
cuisine avec Mélanie pour le repas de ce soir, tu verras, ce sera une fête avec
des invités ; laisse-moi donc t’aider, ta valise a l’air bien lourde, papa
arrivera vers huit heures et quart (!) ; il était au travail, et Dieu sait
s’il en a, du travail ! Je te montrerai ta chambre, tout en haut. Elle est
petite, mais confortable, il y a un bureau, une penderie, on a changé le
matelas, il est tout neuf, tu seras bien. Je suis contente, je vais avoir un frère,
enfin ! »
Bavarde, la cousine ! J’en étais comme étourdi, mais tombai sous le
charme de sa voix et de son accent, qui chantait comme chez nous, la rocaille
en moins. Son évidente bonne humeur m’avait néanmoins revigoré. En prenant
possession de la pièce, modeste mais propre, fleurant bon la lavande, je
questionnai Magali sur ses parents, le portrait de l’oncle me revenant à
l’esprit, qui veillait telle la statue du commandeur sur la chambre de mes
parents.
« Ce sont les parents les plus gentils du monde. Maman
est douce, attentive, jamais un mot plus haut que l’autre. Papa est un homme bon, le meilleur des pères,
parfois sévère – par exemple, je me suis prise une avoinée, la semaine
dernière, parce que je suis rentrée en fin de souper – mais il n’est jamais
injuste et ne se met jamais en colère. »
Le voyage, la pesante valise, le bavardage de mon intarissable cousine… Je
demandai grâce in petto et sollicitai le droit de faire un petit somme avant le repas. Mange-t-on
à Montpellier à neuf heures du soir, comme Magali me l’avait annoncé, quand, à
Saint-Jean, ce n’est jamais après sept heures ? C’était exceptionnel, me
rassura-t-elle, car l’oncle recevait des amis et tenait à fêter l’arrivée de
son petit-neveu.
Sans même me dévêtir, je m’allongeai sur le lit et dormis profondément durant
plus d’une heure, bien loin d’imaginer la surprise qui m’attendait.
(1) Caraques (péjoratif) : romanichels, gitans
(2) Les Montpelliérains appelaient ainsi la Place de la Comédie.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
(2) Les Montpelliérains appelaient ainsi la Place de la Comédie.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
11 commentaires:
He, Montpeul! Je ne savais pas qu'avant guerre on mutilait déjà les noms propres pour paraître branché...
Demian
Demian : mon arrière-grand-mère me dit que oui. C'est la seule chose que vous ayez retenue ?
:)
En effet, les voyages en train à vapeur devaient être épuisants. J'ai participé à un festival vapeur... un jour. Le bruit (à chaque jet de vapeur, on sursaute), l'odeur, qui reste longtemps dans le nez... les secousses. Les fumées envahissent tout. On n'est vraiment pas frais après. Et encore ! C'était juste pour le plaisir, que j'ai fait quelques trajets... entre Mariembourg et Chimay, pas loin de la frontière française).
Pivoine.
J'ai ressenti une vraie joie à vous lire, Sylvano.
Il semble que vos mots prennent leur envol, librement, sans entrave, jouent entr'eux et trouvent leur place pour donner corps à votre roman dans un rythme plus dense que le si touchant "Tombe Victor".
C'est émouvant d'assister à la mise au monde d'une création.
Marie
J'avais oublié l'utilisation du terme "caraques" dans ma toute prime jeunesse gardoise.
Et j'ai eu souvenir d'un voyage en train à vapeur entre Paris et Nevers avec ma grand maman paternelle, je devais avoir 7 ou 8 ans. Fenêtres fermées pour ne pas risquer les escarbilles.
Ces "petits riens" ajoute un charme à votre roman. Et pour ça aussi, merci Silvano.
Joël.
PS: En effet, la validation de votre arrière grand-mère écarte toute polémique sur l'utilisation de "Montpeul".
:)
Je rejoins Marie et mitiougri : il y a une véritable montée en puissance dans cet épisode, de belles descriptions des lieux et des états d'âme. On assiste à la naissance de votre "enfant" avec un intérêt croissant. Merci.
Ces "petits riens" ajoutENT un charme, évidemment. Parfois j'oublie de relire mes commentaires, mea culpa.
Joël
Je suis très sensibles à vos avis, merci.
Très prenant, je suis sous addiction.
Jules
Silvano, Je ne suis pas un fan de Montpeul, et je ne savais pas non plus qu'on nommait place de l'œuf la Place de la Comédie. Je remercie votre aïeul, cela dit sachez que vos récits me passionnent, je suis un inconditionnel de votre blog et pas que le lundi....
Demian
Demian : je vous taquinais. Ce "Montpeul'" est effectivement anachronique et ne faisait que passer. Merci pour votre fidélité.
Enregistrer un commentaire