(De retour à Montpellier, avril 1938)
— J’ai croisé le plus jeune des fils
Boisselier ce matin. C’est l’un de tes camarades de classe, n'est-ce pas ?
De tout temps, j’ai eu la chance de ne rougir qu’intérieurement. Un petit accès de fièvre que nul ne peut déceler me signifie une inquiétude, une gêne, et, parfois, ma honte. Je redoutai la suite, mais ne chancelai pas, badin :
— Oui, mon oncle, un excellent élève, plus sympathique que son frère.
— En effet, à l’opposé, je dirais. Il semble
cependant un peu efféminé, tu ne trouves pas ?
Mon assaillant du jeudi,
efféminé ? La virilité d’Émile ne pouvait faire
de doute, la nature l’ayant doté, de plus, d’un avantage considérable que j'évoquai in petto, ne pouvant réprimer un sourire malvenu.
— Tu souris, mais je voudrais te mettre en garde,
Claude : notre ville se dit civilisée, certes, mais tes fréquentations ne
doivent pas donner prise à des rumeurs malveillantes. Je suis un vrai Radical,
tu le sais, d’un parti qui fut, dans les débuts de notre République, troisième
du nom, à l’avant-garde de l’humanisme, et pour tout dire, je n’ai guère de
préventions à l’égard des pé… des hommes qui n’aiment pas les femmes, hormis
les caricatures qui, à mon sens, jettent l’opprobre sur cette catégorie de la
population. Pour des esprits simples, la recherche vestimentaire, la finesse
des traits, une allure que d’aucuns jugent équivoque, déclenchent pour le moins
la défiance.
Il m’apparaissait évident que l’oncle n’avait pas seulement « croisé »
mon amant ; il l’avait longuement observé, le menant à ces
déductions. Qu’aurait-il dit, si, au mois d’octobre, quand, attablé dans le
restaurant de l’Hôtel du Midi avec Boisselier-père, et Fabre, il nous avait découverts festoyant dans les
cuisines. Les heures qui suivirent ce repas, on s'en souvient, furent consacrées à une toute autre forme de libations. J’en frémis rétrospectivement.
— Mon oncle, répondis-je, feignant une vague indignation, je suis apte à choisir mes fréquentations. Vous me feriez
injure de pas en convenir. Boisselier n’est pas ce que vous croyez. Il est
simplement plus curieux que la plupart de mes autres camarades des choses de l’art, de la littérature, de la grande musique, et c’est toujours enrichissant de discuter avec lui de
ces sujets qui m’intéressent également. Me le reprocheriez-vous ? Et me
tanceriez-vous, aussi, d’avoir pour ami Pierre Bloch, le plus brillant élève
de ma classe, qui est juif ? Est-ce que ce serait, par ailleurs, susceptible d’alimenter
des rumeurs malveillantes ?
Octave parut désarmé par ma riposte à ses allégations.
— Certes, mon neveu, je ne fais que
mon devoir de t’en prévenir, toi que je considère comme mon fils. Oh, tu dois
penser que je crains le scandale pour moi-même ! Il n’en est rien,
permets-moi de te conseiller la prudence, tu m’en sauras gré, je t’assure.
On passa à autre chose, mais je décidai d’être
plus vigilant que jamais, y compris avec mon oncle, trop rompu au discours
politique pour que je n’adopte, avec lui, une attitude plus précautionneuse
à l’avenir. Ma tante avait suivi la conversation comme distraitement, sans
intervenir. Dans le domaine de la carte du tendre, les femmes sont douées d’un sixième sens.
Elles détectent, mieux que les hommes, ce qu'ils sont. Leur caractère les prédispose à la discrétion. Ma cousine était dotée de ces qualités. Le dépit amoureux qu’avait
suscité sa relation avec Marcel Fabre, destinée à demeurer amicale, n’en avait
pas fait une virago, comme ce pouvait être le cas, chez d’autres, en pareille
circonstance. On m'avait raconté des cas où l'amoureuse éconduite avait réagi par des commérages, des lettres vengeresses, une attitude soudain hostile. Mais Magali était bonne, généreuse. Jeune et accorte, elle pouvait espérer qu’un
prince charmant viendrait tôt ou tard mettre un baume salvateur sur son
amertume. Elle était même prête à porter
secours en cas de catastrophe, comme j’allais pouvoir m’en convaincre dans les
prochaines semaines. Dans la conversation qui suivit le dîner, dans notre
pigeonnier, à l’étage des jeunes, elle proclama que tout amour est éminemment
respectable. Jamais elle n’avait fait allusion à ce qui unissait les Nathanaël.
Elle savait peu de choses d’André, mais n’avait le moindre doute sur la sûreté
des choix de celui qui, d’amitié d’enfance en déception, tenait une place
indéfectible dans son cœur. Sa loyauté forçait l’admiration.
J'avais confié à cette jeune femme admirable l'inquiétude qui me tenaillait quant à l'état de santé du vieil homme de Saint-Jean. Elle sut trouver les mots qui pansent les plaies de l'âme, me chuchotant, sur le pas de la porte de ma chambre, telle une berceuse, des paroles apaisantes, me disant qu'il ne fallait pas s'affoler tant que n'étaient pas arrivées des nouvelles fraîches. J'en eus dès le lendemain. Marcel vint sonner en fin de matinée, confirmant qu'Etienne avait été transporté par ambulance à l'hôpital de Millau pour y subir des examens de toutes sortes, radiographies, analyses sanguines et autres. Il me dit que cheveux-de-neige pouvait à peine marcher, mais que, selon Chaumard, il semblait de fort bonne humeur. "Ton camarade Jules Goupil, précisa-t-il, pourrait, quant à lui, faire un cent-dix mètres haies !". Un rai de lumière trouait les nuages qui s'étaient amoncelés. Avec Fabre, je suis allé me ragaillardir ensuite d'un St Raphaël Quinquina au soleil de la Comédie. Le quinquina, d'après Amélie, c'était une bonne médecine. Je n'avais pas à en convaincre Marcel, qui me trouva meilleure mine quand nous nous quittâmes. Malgré moi, mes pas me guidèrent vers l'Hôtel du Midi.
À suivre
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022-2023
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1 commentaire:
"Les plaies de l'âme", c'est beau. Vous avez dit que c'est un brouillon. Il y a de quoi faire pâlir certains auteurs.
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