Dans ma rue, je croise fréquemment un garçon — gay, sans aucun doute — qui arbore ce genre de vêtements, ce qui change agréablement des sacs siglés foot.
L'autre jour, n'y tenant pas, je lui ai adressé un pouce levé en guise de compliment pour sa tenue. J'eus droit à un regard méprisant. Ce qui me rappelle ce que Proust, déjà, disait de certains (de pas mal) d'entre nous (1) dans une page de Sodome et Gomorrhe :
[Aussitôt il
témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés
auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale et dont
l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que
l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse
insupportable. À cet être, à telle femme dont nous ne dirons
pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne, nous
préférons la société de n’importe quelle autre qui n’aura ni
son charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrera pour nous que quand elle aura cessé de nous aimer. En
ce sens, on pourrait ne voir que la transposition, sous une
forme cocasse, de cette règle universelle, dans l’irritation
causée chez un inverti par un homme qui lui déplaît et le recherche. Mais elle est chez lui bien plus forte. Aussi, tandis
que le commun des hommes cherche à la dissimuler tout en
l’éprouvant, l’inverti la fait implacablement sentir à celui qui
la provoque, comme il ne la ferait certainement pas sentir à
une femme, M. de Charlus par exemple, à la princesse de
Guermantes dont la passion l’ennuyait, mais le flattait. Mais
quand ils voient un autre homme témoigner envers eux d’un
goût particulier, alors, soit incompréhension que ce soit le
même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût, embelli
par eux tant que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, est considéré comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclat
dans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par une
crainte d’être devinés qu’ils retrouvent soudain quand le désir ne les mène plus, les yeux bandés, d’imprudence en imprudence, soit par la fureur de subir du fait de l’attitude
équivoque d’un autre le dommage que par la leur, si cet
autre leur plaisait, ils ne craindraient pas de lui causer, ceux
que cela n’embarrasse pas de suivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas le quitter des yeux au théâtre
même s’il est avec des amis, risquant par cela de le brouiller
avec eux, on peut les entendre, pour peu qu’un autre qui ne
leur plaît pas les regarde, dire : « Monsieur, pour qui me prenez-vous ? (simplement parce qu’on les prend pour ce qu’ils
sont) je ne vous comprends pas, inutile d’insister, vous faites
erreur », aller au besoin jusqu’aux gifles, et devant quelqu’un
qui connaît l’imprudent, s’indigner : « Comment, vous connaissez cette horreur ? Elle a une façon de vous regarder !…
En voilà des manières ! » M. de Charlus n’alla pas aussi loin,
mais il prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de
les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore
plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti mis en présence
d’un inverti voit non pas seulement une image déplaisante
de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire
souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant,
agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir
dans ses amours. Aussi est-ce dans un sens d’instinct de
conservation qu’il dira du mal du concurrent possible, soit
avec les gens qui peuvent nuire à celui-ci (et sans que l’inverti n° 1 s’inquiète de passer pour menteur quand il accable
ainsi l’inverti n° 2 aux yeux de personnes qui peuvent être
renseignées sur son propre cas), soit avec le jeune homme
qu’il a « levé », qui va peut-être lui être enlevé et auquel il
s’agit de persuader que les mêmes choses qu’il a tout avantage à faire avec lui causeraient le malheur de sa vie s’il se
laissait aller à les faire avec l’autre. Pour M. de Charlus, qui
pensait peut-être aux dangers (bien imaginaires) que la présence de ce Cottard dont il comprenait à faux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui ne lui plaisait pas n’était
pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un
rival désigné. Un commerçant, et tenant un commerce rare,
en débarquant dans la ville de province où il vient s’installer
pour la vie, s’il voit que, sur la même place, juste en face, le
même commerce est tenu par un concurrent, n’est pas plus
déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans une
région tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit le gentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et les manières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend
souvent son concurrent en haine ; cette haine dégénère parfois en mélancolie, et pour peu qu’il y ait hérédité assez
chargée, on a vu dans des petites villes le commerçant montrer des commencements de folie qu’on ne guérit qu’en le
décidant à vendre son « fonds » et à s’expatrier. La rage de
l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que dès la
première seconde le gentilhomme et le coiffeur ont désiré
son jeune compagnon. Il a beau répéter cent fois par jour à
celui-ci que le coiffeur et le gentilhomme sont des bandits
dont l’approche le déshonorerait, il est obligé, comme Harpagon, de veiller sur son trésor et se relève la nuit pour voir
si on ne le lui prend pas. Et c’est ce qui fait sans doute, plus
encore que le désir ou la commodité d’habitudes communes,
et presque autant que cette expérience de soi-même qui est
la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec une rapidité
et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper un moment mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi l’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement
divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas
de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour luimême, ce qui n’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui
lui eût paru plus grave.]
In À la recherche du temps perdu, livre IV (Sodome et Gomorrhe) Marcel Proust | nrf Gallimard (2)
(1) Si vous êtes déjà allé "en boîte", ces attitudes vous sont, sans nul doute, familières.
(2) Mon logiciel de secours en cas de doute, me signale, au fil de mes billets, les phrases de plus de 40 mots, qui nuisent, selon lui, à la compréhension du texte. C'est prendre mes lecteurs pour des andouilles, me semble-t-il. Avec le texte de Monsieur Proust, mon logiciel a bugué : bien fait !
3 commentaires:
Trop de notes mon cher Mozart.
Trop de mots mon cher Proust.
Trop verbeux à mon goût mais bien observé.
Il est dommage qu'un geste sympathique ou même un simple regard soient perçus comme une agression. Un sourire serait si sympathique et humain.
¿Demasiadas palabras?
¡Las justas!
Trop verbeux ? Proust peint l'espèce humaine mieux que quiconque. Bien observé, oui !
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