Le journal quotidien - non hétérophobe - de
Silvano Mangana (nom de plume Louis Arjaillès). Maison de confiance depuis 2007.

"La gravité est le plaisir des sots"
(Alexandre Vialatte)


lundi 27 juin 2022

"Mon amant de Saint-Jean" | Chapitre II | Épisode 17 : Quand votre cœur fait Blum !

 Je savais qu’ils se réconcilieraient le soir même...
Résumé
Montpellier, fin septembre 1937.
Claude Bertrand, le narrateur, a quitté Saint-Jean, son village de l'Aveyron pour entreprendre, dans la grande ville du midi de la France, de sérieuses études sous la protection de son grand-oncle, Octave Rochs, un notable de la cité languedocienne. Il a laissé au village son amour adolescent, Jean Goupil. Esseulé, celui-ci lui a envoyé une lettre où il exprime son désarroi d'être séparé de l'être qui compte le plus à ses yeux. Pour l'heure, Claude découvre sa nouvelle vie avec la bienveillante complicité de deux jeunes hommes, Marcel et André, qu'il sait être de la même "espèce que lui". Du premier, Magali, sa cousine, est la meilleure amie. Elle le couvre et il est permis de supposer qu'elle a décelé les inclinations de son tout jeune cousin de seize ans.

   Il n’était rien de plus bleu que le bleu de ses yeux. Il ne fallait pas s’y abîmer ; danger. Si je risquais la noyade dans cet océan, c’était pour en émerger lavé de toutes mes certitudes. À cet âge, elles sont faites pour vaciller. André Foulques le savait et prenait un malin plaisir à les ébrécher. Nous avions désormais pour habitude de nous rencontrer tous trois à l’heure du goûter qui était aussi celle de sa pause syndicale, inscrite dans le marbre des nouvelles lois. Les deux amoureux étaient d’avis différents. L’un de leurs plaisirs consistait à ferrailler sur le champ maintes fois labouré de leurs divergences. L’artiste était coco, le potard socialo. Les composantes de l’union populaire s’appliquaient vaille que vaille à composer.  La joute parfois virait au combat de coqs. Quand il y avait prise de bec, je comptais les points. Je savais qu’ils se réconcilieraient le soir même, en martyrisant le sommier du nid d’aigle qui n’en pouvait mais. Ces batailles d’idées forgeaient ma prise de conscience politique. Elles me ramenaient à Saint-Jean où mon père et celui de Jean s’étaient affrontés maintes fois pour les mêmes raisons.
   Fabre estimait avoir fait le grand saut en rejoignant les jeunes de la SFIO à la faculté, car son père, à l’instar de mon grand-oncle, était de ces « rad’soc » que son amoureux appelait avec malignité « réac’soc », ce qui ne laissait rien présager de bon sur l’avenir du front. Il vantait les qualités, indéniables à son sens, de l’ancien Président du Conseil, dont le peintre dénonçait les atermoiements. « Un coup, j’interviens, un coup je regarde ailleurs » persiflait-il au sujet de la guerre civile en Espagne. Le pacte de non-intervention s’était désagrégé de toutes parts ; seuls les angliches semblaient vouloir s’y tenir malgré l’abomination : en avril, les avions de Hitler avaient réduit en cendres la ville de Guernica, faisant plusieurs milliers de victimes. André avait beau jeu de dénoncer l’attitude de Blum, lequel avait finalement opté pour un « relâchement » de la politique de non-intervention et fini par approuver la livraison d’armes aux Républicains. Trop tard. Fabre, néanmoins, vouait un véritable culte au socialiste. C’était davantage en vertu des ignominies qu’avait eu à subir l’homme d’État, agressé physiquement par les fascistes et sans cesse calomnié, comme le furent, pour la plupart, les membres du gouvernement d’union, dont, au premier chef, le ministre de l’Intérieur, Salengro, que les tombereaux de fumier déversés sur son nom avaient conduit au suicide. C’était le caractère généreux et compassionnel de Marcel qui l’inclinait à défendre mordicus son grand homme. On apprendra par la suite avec plus de détails que j’ai entretenu avec lui une indéfectible amitié jusqu’à sa mort. Une fois l’an, dès que la terrible parenthèse se fut refermée, ceux qui demeuraient de notre groupe se retrouvaient au Colombier pour des agapes du souvenir, où l’humour de Marcel faisait merveille. Je n’étais pas en reste : évoquant la période où j’avais eu le bonheur de le rencontrer, je l’avais gratifié un soir, sous l’effet d’une boisson désinhibante, d’une version très originale d’une chanson en vogue de ces années-là :

" Blum,
Quand notre cœur fait Blum
Tout avec lui dit Blum
Et c'est l'amour qui s'éveille. "

Il ne savait pas que cette interprétation fantaisiste du texte du fou chantant faisait notre miel quand je me trouvais, hors de sa présence, en compagnie de son ami. Fidèle à lui-même, il eut le bon goût de s’en amuser et d’entonner ce refrain parodique, exhortant l’assemblée, hilare, à le chanter en chœur.
   Au cours de ces conversations passionnées d’antan, j’avais appris, stupéfait, que Louis Rochs, le frère de maman, était l’une des personnalités les plus importantes du Parti Communiste de la région. Lui, si affable, si bon, qui me choyait quand sa tournée le menait au village, s’avérait meneur d’hommes dans le secret des cellules du Parti. Un héros, selon Foulques, qui admirait son engagement au sein des Brigades. Le jeune homme bleu s’était par ailleurs enquis subtilement de la science que j’avais des mœurs de mon oncle. Je n’en avais qu’une vague intuition, comme si j’avais perçu l’un de ces signaux qui, je l’apprendrais par la suite, nous alertent sur les inclinations d’un frère en déviance. Il emprunta toutefois de multiples détours pour m’informer que mon oncle était l’un d’entre nous, qu’il était l’amant du patron de l’hôtel Majestic et qu’il avait noué, dans sa prime jeunesse, la liaison qui le révéla avec René, le serveur efféminé du Colombier.
   La grande ville était assurément bienveillante, qui accueillait de la sorte ceux que l’on réprouvait haineusement dans les campagnes. Dans cet illusoire cocon, je m’en étais persuadé. À tort.
(À suivre) 
©  Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022



Illustrations
1- Photo X - Archives Gay Cultes
2- Léon Blum en 1936
3- Guernica, ville martyre, après le bombardement du 26 avril 1937 par les Allemands de la légion Condor

5 commentaires:

Pivoine a dit…

Là, il y a vraiment beaucoup à dire... je m'intéresse aux brigades internationales, (il y avait des Belges dans les bataillons Commune de Paris et Louise Michel, bon, peut-être pas énormément...) // en Angleterre, Julian Bell aussi, le neveu de Virginia Woolf (proche des Cinq de Cambridge) (et de Anthony Blunt ;-) ...) et même 3 bataillons aux États-Unis et au Canada (souvent des militants syndicaux). Je sais que c'est extérieur à l'histoire ici contée...
Je croyais que Léon Blum était mort en déportation, mais apparemment, non. Ma mémoire me trompe.
Là, je vais devoir commencer à noter les noms des personnages ;-) je trouve le personnage de l'oncle intéressant aussi... :-) c'est bien qu'il revienne de temps en temps.
Seize ans ;-) l'âge des grands enthousiasmes... et/ou des prises de conscience. Pour moi, ce fut le 11 septembre 1973.
Et en novembre 1975, Franco mourait.

Silvano a dit…

Pivoine : oui, Blum dirigea le gouvernement de la libération ; ce n'est pas rien. Les nazis et leurs commensaux lui intentèrent un procès et il fut emprisonné puis déporté à Buchenwald. Il fut libéré en 45.
L'oncle reviendra plus tard, comme je l'ai écrit dans un épisode antérieur.

Antoine a dit…

C'est à la fois précis et drôle avec des trouvailles comme ces certitudes "ébréchées". Si j'en crois l'un de vos billets, vous avez écrit cette page dans l'urgence. Chapeau !

Silvano a dit…

uvdp : non, ce n'est pas à comparer avec Dresde, bombardée pendant un conflit mondial.

Enguerrand a dit…

@Pivoine

Anthony Blunt, quel personnalité absolument fascinante !