Jusqu'à m'oublier moi-même. |
Lors de sa première journée au lycée de garçons de Montpellier, Claude Bertrand, le narrateur, a fait la connaissance d'Émile Boisselier, un beau camarade de classe ; lequel, apparemment, a les mêmes inclinations que lui. Le doute s'installe : Claude s'étonne de la soudaine admiration qu'il éprouve pour ce garçon, non dénuée d'arrière-pensées d'ordre peu orthodoxe. Rappelons qu'à Saint-Jean, son village de l'Aveyron, l'attend Jules, auquel il est lié par un pacte amoureux "à la vie, à la mort". À l'approche de son seizième anniversaire, Claude s'efforce de lutter contre une sensualité quelque peu débordante.
La
prestance, le soin qu'il apportait à son apparence
vestimentaire, la juste longueur, comme étudiée, de sa blonde chevelure, les quelques
centimètres carrés de son corps offerts, peut-être savamment, à ma juvénile
concupiscence, avaient eus pour conséquence d’exciter ce qu’il y avait de plus
masculin en moi. Était-ce la honte ou le désir de garder un secret des plus
intimes ou, plus sûrement, la crainte de sa réaction à la simple évocation
du nom de Boisselier, qui m’interdirent de mentionner cet épisode quand je rendis
compte de cette première journée à Marcel ? La nuit, je dus attendre
longtemps que le sommeil consente à venir m’apaiser. Je m’étais rendu à l’évidence
que tout au long de cette journée, ce diabolique voisinage m’avait fait oublier
Jules, Saint-Jean, mes parents, ma sœur et ma vie d’antan. Jusqu’à m’oublier
moi-même. Pour me distraire de pensées par trop lancinantes, j’allumai la
bougie qui permettait de désobscurcir ma chambre – on ne devait tourner l’interrupteur du
plafonnier qu’avec parcimonie – et tentai vainement de parcourir mon livre d’histoire.
Je m’endormis enfin à une heure avancée et présentai le lendemain à mes
convives du déjeuner la triste figure que je n’étais pas parvenu à défroisser.
Mélanie me demanda si j’avais encore lu toute la nuit : « Quand je
passe le balai dans votre chambre, Claude, je sais bien, à l’usure de la
bougie, si vous avez dormi comme on le doit ! ». Mon grand-oncle m’annonça
gaiement que nous fêterions mes seize ans dimanche au bord du Lez, où l’on
pouvait faire bombance et danser au bal musette. J’aurais dû être comblé,
car, avec sa permission, j’irais la veille au soir au cinéma, avec Marcel. Et André,
dont seule ma cousine connaissait l’existence.
Il ne faut pas tenter le
diable. Au lycée, ce jour-là, feignant
la distraction, je me suis débrouillé pour changer de place et m’installai au
fond de la salle. Tout au long de la semaine, « Émile- Olivier »,
à quatre rangs de ma table désormais, se retournait de temps à autre et me lançait à la dérobée des regards mouillés de dépit. Je retardais ma sortie de midi de
façon à ne pas le croiser à l’extérieur du bâtiment. Je m’efforçais d’être fier
de mon attitude. Mais j’avais le cœur au bord des larmes.
Le jeudi, je pris une collation de midi
au Peyrou avec mes deux amis montpelliérains. Fabre avait subtilisé chez son père
une bouteille d’un vin rouge capiteux que nous dégustâmes dans les timbales de
fer blanc qu’il avait apportées. Le breuvage fit son effet, qui me grisa en peu
de temps. J'avais décidé, ce jour-là, pour leur plus grande joie, de les marier en
un nom unique : « Dorénavant, quand je parlerai de vous deux ensemble, je vous
réunirai en un seul nom, Nathanaël ! » J’obtins aussitôt leur adhésion. Gide – encore lui ! – était politiquement des nôtres. Et pas seulement
politiquement. Je tins bon et me gardai bien de faire allusion aux accointances
« gidiennes » qui m’avaient rapproché du jeune Boisselier. Le lecteur
est désormais averti que, par la suite, le prénom Nathanaël sera toujours suivi d’un
pluriel. Car pluriels ils étaient. Et ne faisaient qu'un.
(À suivre)
© Louis Arjaillès - Gay Cultes 2022
(...) le soin qu'il apportait à son apparence vestimentaire... |
7 commentaires:
On ne mesure pas aujourd'hui l'importance de Gide dans la reconnaissance et l'acceptation de la "différence" en France et dans le monde. Je viens de lire Corydon (1922)livre difficile car daté dans son style et son érudition mais d'un courage et d'une force qui méritaient cent fois à son auteur le prix Nobel de littérature qui lui a été décerné en 1947. Nos jeunes amis ne se trompent pas en se plaçant sous son parrainage.
Belle idée littéraire, ce prénom multiple ! Je profite de mes congés pour tout reprendre depuis le début. Il manque trois épisodes. En tout cas, c'est passionnant, merci !
Vous me donnez envie de lire André Gide. Encore un bel épisode !
Jules (comme Goupil)
Bon principe d'économie : " on ne devait tourner l’interrupteur du plafonnier qu’avec parcimonie " : éviter le gaspillage , éteindre en sortant de la pièce . Néanmoins , je suis étonné que dans une famille bourgeoise on s'éclaire encore à la bougie juste avant la dernière guerre mondiale .
Gide entretenait des liens amicaux avec des artistes et auteurs belges... les Van Rysselberghe, les Vanden Eeckhout... Verhaeren (mais il est mort en 1916) et d'autres. Chez folio il y a un condensé des Cahiers de la Petite dame (MariaVanRysselberghe).
Je me souviens avoir cherché la tombe de Gide à cuverville, j'ai dû passer à côté sans la trouver. Mais je l'ai fait dans tous les sens.
*** est ce que l'éloignement est efficace? :-)
uvdp : le texte me semble pourtant clair, relisez la phrase. Bien après la seconde guerre mondiale, on économisait l'électricité. Et d'ailleurs, on y revient, après une période de gaspillage. Cela dit, n'étant pas de ce monde en 1937, mon imagination s'est peut-être enfiévrée.
uvdp a-t-il compris que vous écriviez un roman ? Surtout, laissez votre imagination s'enfiévrer !
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